Vers de nouvelles crises alimentaires

Ce texte est paru dans Le Monde du 20 août 2012 sous le titre :

Il faut en finir avec la gabegie alimentaire

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En rouge les comtés US touchés par une sécheresse sévère en 2012

Cet été, il a fait très chaud et sec aux USA ; une sécheresse historique, du jamais vu, qui a touché 60 % du pays, et le Mexique. Les récoltes de maïs, de soja et de blé de l’un des plus grands greniers du monde seront carrément mauvaises… Malheureusement, simultanément, un deuxième grenier du monde souffre de la sécheresse : la Russie, l’Ukraine et le Kazakhstan, tandis que la mousson s’est fait attendre en Inde, et que les récoltes européennes ont parfois été affaiblies, elles, par trop de pluie. Sans parler de l’absence de récoltes, pour la troisième année consécutive, en Afrique de l’Est. Au total une nouvelle année de déficit en grain se profile sur la planète. Et espérons que cette année l’hémisphère sud soit au rendez-vous, sans sécheresse ni inondation en Australie, au Brésil et en Argentine…

C’est devenu une fâcheuse habitude au XXIe siècle : les années déficitaires en céréales sont dorénavant plus fréquentes que les années excédentaires ; on n’arrive pas à reconstituer des stocks dignes de ce nom et d’ailleurs on ne tente guère car ce n’est plus à la mode, le « moderne » maintenant c’est la spéculation ! Du coup on vit au jour le jour, et la paix dépend maintenant largement des incidents climatiques dans les zones d’excédents céréaliers, lesquelles sont peu nombreuses et très localisées : les mauvaises récoltes de 2007 ont entraîné des émeutes de la faim dans 36 pays, de Dakar à Mexico en passant par Le Caire, tandis que celles de 2010 ont été une cause directe des révolutions arabes…

Cet hiver, que va-t-il se passer si le cours des céréales et du soja continue à flamber ? Les spéculateurs vont s’en donner à cœur joie, aggravant évidemment le phénomène. Trois conséquences sont malheureusement prévisibles, puisque les céréales ont maintenant trois usages concurrents.

·     Une bonne partie des 920 millions de malnutris, en tous les cas ceux qui habitent dans les grands bidonvilles du monde, vont avoir encore plus faim. Comme ils consacrent souvent 70 à 80 % de leurs ressources à acheter leur nourriture, ils ne pourront plus le faire. Mais une nouvelle cohorte va les rejoindre : 30 ; 50 ; 70 millions d’affamés supplémentaires parmi ceux qui étaient encore juste « du bon côt頻, ceux qui mangeaient mal mais mangeaient encore sans avoir trop faim. On va franchir de nouveau le cap symbolique du milliard d’affamés. Ça ne va pas leur plaire et ils vont le faire savoir à leurs gouvernements. Lesquels vont tomber cette fois-ci ? Avec quelles conséquences géopolitiques régionales ? En Europe, le prix du pain et de la farine vont augmenter, ce qui sera mal venu en période de récession, mais n’ayons pas l’impudence de nous comparer aux africains, et rappelons-nous que quand nous achetons une baguette, nous achetons du loyer, de l’énergie, de l’amortissement de matériel, du salaire et des charges sociales, très peu de blé, lequel ne représente en définitive qu’environ 5 % du prix final !

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Et si nous prenions au sérieux les propositions d’Olivier de Schutter,

Rapporteur spécial des Nations-Unies sur le Droit à l’alimentation ?

www.srfood.org/

Ainsi que l’avertissement solennel des trois directeurs des organismes internationaux :

Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO),  Fonds international pour le développement agricole (FIDA) et Programme alimentaire mondial (PAM) www.fao.org/news/story/fr/item/155522/icode/

  

·     Les éleveurs ne pourront pas nourrir toutes leurs bêtes ou perdront de l’argent en tentant de maintenir leurs effectifs. La moitié du blé mondial et les trois quart du maïs et du soja ne servent pas à faire du pain, des pâtes, du couscous, des tortillas ou du tofu, mais du poulet, des œufs, du porc, du lait et du bœuf ! Est-ce bien raisonnable à l’échelle mondiale ? Ces crises à répétition ne vont-elles pas nous amener à nous interroger sur la durabilité de notre système alimentaire, qui nous amène à manger en France chaque année 85 kilos de viande et 90 kilos de laitage. Et que dire des Etats-Unis (125 kilos de viande), sans compter la Chine qui rejoint notre gabegie alimentaire à grande vitesse ? En tous les cas, à court terme, soit nous acceptons une forte hausse du prix de ces produits, soit les éleveurs seront dans la rue, avant de gouter aux charmes de pôle emploi. La saga du groupe volailler Doux, qui nous a tenus en haleine cet été risque de n’être que le premier chapitre d’une crise plus profonde.

·     Les politiques de soutien aux agrocarburants de première génération (éthanol à base de maïs aux USA, biodiésel à base de colza en Europe ou d’huile de palme dans de nombreux pays du Sud, en particulier suite à des investissements étrangers) vont à nouveau être fortement questionnées. Est-ce bien raisonnable de continuer à… brûler une ressource aussi essentielle et dorénavant rare que les grains de céréales ou d’oléagineux, et de défricher à grande échelle la forêt vierge pour pouvoir poursuivre ? Non bien sûr ! Mais est-ce qu’en pleine période électorale, le président des USA pourra remettre en question le fait que 40 % de l’énorme récolte de maïs US sert dorénavant à faire rouler les 4/4 des américains plutôt qu’à nourrir les ouvriers mexicains (ou les bœufs américains) ? Et nous, en Europe, saurons-nous tourner la page et passer directement aux agrocarburants de deuxième génération (des plantes entières et des résidus de culture et non des graines) et de troisième (les algues en particulier) ? Actuellement en France les 2/3 de nos « champs fleuris jaunes » de colza et tournesol servent à faire du diester pour nos voitures, soit déjà 5 % de la surface agricole du pays !

Alors, que faire, à part activer les débats citoyens sur ces questions oh combien fondamentales ? Prendre conscience que l’agriculture représente dorénavant une question clé pour la paix du monde, et qu’elle a besoin d’un effort collectif très important et d’investissements considérables pour être à la hauteur du défi. S’organiser entre les différents états du monde pour prévenir les crises, avec une limitation de la spéculation, la constitution de stocks tampon sur tous les continents, et la circulation de l’information (ce que le G20 a, soi-disant, décidé de faire !). Revoir nos habitudes alimentaires : moins d’obèses ici et moins de malnutris là-bas, tout le monde finirait par y gagner. Et promouvoir sur tous les continents une agriculture qui réconcilie écologie et agriculture (en particulier agroécologie ou agriculture écologiquement intensive), qui permette aux paysans du monde de produire eux-mêmes, suffisamment (c’est-à-dire beaucoup) et de façon plus durable avec beaucoup moins d’intrants, même en prenant en compte les effets délétères du réchauffement planétaire.

 

A propos BrunoParmentier

Bruno Parmentier : Consultant et conférencier sur les questions d’agriculture, alimentation, faim dans le monde et développement durable. Président ou administrateur d’ONG et de fondations. J'ai dirigé de 2002 à 2011 le Groupe ESA (École supérieure d'agricultures d'Angers). Ingénieur des mines et économiste, j'avais auparavant consacré l'essentiel de mon activité à la presse et à l'édition. J'ai eu ainsi l'occasion de découvrir à l'âge mûr et depuis un poste d'observation privilégié les enjeux de l'agriculture et de l'alimentation, en France et dans le monde. Il en est sorti quatre livres de synthèse, un sur l'agriculture, l'alimentation, la faim et le réchauffement climatique. Des livres un peu décalés, qui veulent « sortir le nez du guidon » pour aller aux enjeux essentiels, et volontairement écrits avec des mots simples, non techniques, pour être lisibles par des « honnêtes citoyens ». Ce blog prolonge ces travaux et cette volonté d'échange. Il est également illustré par une chaine YouTube http://nourrir-manger.com/video
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3 réponses à Vers de nouvelles crises alimentaires

  1. Sylvain D dit :

    Comme toujours, brillante analyse.

    Si au moins, ce drame qui arrive à grands pas peut faire sortir un grand nombre d’individus de leur enfermement dans la servitude volontaire aux dominants, alors tout ne sera pas perdu. Le jour où les habitants des pays dits « modernes, développés » prendrons conscience de l’aberration du capitalisme non régulé, alors les chances de survie de l’Homme pour le prochain siècle, augmenteront radicalement.

  2. Bruno Parmentier dit :

    Et oui, on peut toujours espérer que d’un mal peut sortir un bien, une sorte de sursaut. C’est bien ce qui me motive pour en parler…

  3. Sylvain D dit :

    Si vous ne l’avez pas lu, je vous conseille le livre du Dr. Dominique DUPAGNE (généraliste à Paris) qui est lumineux et revigorant. Infos sur le site : http://www.larevanchedurameur.com/

    Le nom du livre est en lien avec la fable du rameur, dont une version est lisible ici : http://www.larevanchedurameur.com/quel-rameur/.
    Elle ne manquera pas de vous faire rire !

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