Crise de l’élevage : la responsabilité des politiques

Article paru le 24 juillet 2015 sur le site Atlantico

Les éleveurs français sont désespérés et nous le font savoir de façon particulièrement démonstrative. Le gouvernement lâche du lest pour tenter de calmer le jeu. Les positions se caricaturent, raison de plus pour tenter de comprendre les enjeux !

Depuis plusieurs années, un vent libéral souffle sur l’Europe agricole, et les gouvernements successifs, particulièrement celui de Nicolas Sarkozy, ont laissés faire, désespérant de convaincre nos partenaires européens. On démantèle donc toute la Politique agricole commune, disant aux agriculteurs qu’ils doivent dorénavant « répondre aux signaux du marché ». Dernier lâchage : celui du lait avec l’abandon pur et simple des quotas. Seuls les naïfs pouvaient penser que cela allait se passer sans casse !

Dans le lait, par exemple, tous les producteurs européens se sont évidemment mis à garder une ou deux bêtes de plus. Le temps qu’elles grandissent, la production de lait européenne ne peut qu’exploser, et, malgré ce qu’on nous annonce des opportunités d’exporter en Chine, le prix ne peut que s’effondrer et les petits éleveurs ne peuvent que faire faillite.

Aujourd’hui c’est de viande qu’il s’agit, et on fait semblant de découvrir qu’une négociation qui rassemble 130 000 éleveurs dispersés, 130 abattoirs et seulement 4 acheteurs est saine et équitable ! Car il n’y a plus que 4 acheteurs de nourriture qui comptent en France, les 4 groupements d’achats de la Grande distribution qui achètent les ¾ de notre nourriture. Chacun achète donc la production de 30 000 éleveurs français, et peuvent tout aussi bien s’approvisionner en Allemagne, voire au Brésil ! Quel poids les éleveurs peuvent-ils avoir pour se faire entendre, à part celui de bloquer les autoroutes et les accès aux sites touristiques ?

La simple loi du marché, il n’y a qu’à la voir à l’œuvre chez nos voisins européens, ou aux USA : c’est évidemment 10 à 20 000 éleveurs qui vont faire faillite, l’augmentation importante de la taille de nos élevages, moins de développement régional, plus de chômage, plus de malbouffe, le recours à des travailleurs bulgares ou roumains payés au prix de leurs pays dans les abattoirs, des importations sauvages de produits peu contrôlés, etc. Pourquoi fait-on semblant de la découvrir aujourd’hui, et en particulier ceux qui l’ont prôné lorsqu’ils étaient aux affaires ?

La simple loi du marché, c’est la mondialisation dans notre assiette ! Payer toujours moins certes, mais pour avoir une nourriture de plus en plus anonyme et souvent de moins en moins bonne pour la santé.

Faisons un détour historique : toutes les grandes puissances sont toujours intervenues dans la régulation de l’offre de nourriture et la conquête de leur indépendance alimentaire, depuis les empereurs de Chine ou romains, les pharaons égyptiens, jusqu’aux pères de l’Europe agricole après la guerre. En effet le niveau de la production est très fluctuant : sécheresses, inondations, canicules, grêle, maladies, etc. le rendent très incertain. De l’autre côté chacun entend bien manger tous les jours ! Si on ne fait rien, on a des années de surproduction où les prix s’effondrent et les paysans font faillite, suivies d’années de pénuries où les prix montent rapidement et où on a faim en ville. Ce système est maintenant mondialisé, et nos politiques espèrent que les échanges internationaux puissent le réguler. C’est de la folie ! Qui va croire qu’avec les tensions internationales que nous connaissons, le lait de Nouvelle Zélande pourra couler régulièrement dans le bol de nos enfants, ou la viande brésilienne remplir nos assiettes (ou même le soja argentin la mangeoire de nos animaux) ? Quand on le peut, on se doit de manger de la nourriture produite à moins de 500 km de chez soi. Mais si on veut encore des agriculteurs et des éleveurs près de nos grandes villes, il faut les… élever ! C’est-à-dire au moins leur assurer un revenu minimum en cas de crise pour leur éviter d’abattre leurs troupeaux et l’aller pointer à Pôle emploi. C’est ce que le gouvernement tente de faire actuellement en débloquant en urgence des fonds pour faire des allègements ou des reports de dettes. Mais pourquoi ne pas faire cela de façon structurelle, organisée, et attendre que la crise soit aussi profonde ?

En matière agricole et alimentaire, le non interventionnisme se paie très cher. D’accord la loi sauvage du marché mondialisé a fait des merveilles, par exemple pour les chaussettes : on a fait un appel d’offre mondial, ce sont quelques villes chinoises qui l’ont gagné, la Chine produit dorénavant les ¾ des chaussettes mondiales et plus aucune grand’mère ne reprise aucune chaussette ! Mais s’il y a un jour un grain de sable dans la machine, et qu’on manque de chaussettes en France pendant 3 mois, ce n’est pas grave, on en a tous 10 paires d’avance dans nos tiroirs. Vouloir appliquer cela à la nourriture, c’est comme jouer au loto, voire à la roulette russe : imaginons qu’un jour on découvre sur la porte de notre boulangerie la pancarte « aujourd’hui, pas de farine, pas de pain » !

Accompagner la nécessaire mutation de l’élevage français

Nous avons chacun une responsabilité dans cette crise ! Pourquoi n’achetons-nous pas français, chez nous, et surtout pour commencer dans nos cantines scolaires, d’entreprises ou de collectivités ? La viande, comme le reste, mais à commencer par la viande évidemment. L’idée de promouvoir réellement un label « viande française » sans tricheries est excellente ! D’autant que nous sommes un des pays les plus efficaces au monde en matière de contrôles sanitaires.

Mais souvenons-nous aussi que l’agriculture française est encore largement exportatrice ; se réfugier dans un protectionnisme strict n’aidera pas tous les agriculteurs et ne pourra que nuire à notre agriculture in fine…

Mangeons donc, chaque fois que possible, local, équitable, et…de qualité ! Cela nous coutera plus cher, et alors ? Dans les années 60 on consacrait plus du quart de nos revenus à la nourriture, aujourd’hui 13 % en moyenne. Voulons-nous faire comme les allemands qui en sont à 10 % ? Hier on consacrait deux fois plus de revenus à nous nourrir qu’à nous loger, aujourd’hui deux fois moins ; on va bientôt dépenser plus pour nos loisirs que pour manger ! Pourquoi avons-nous admis que c’est sur les économies de nourriture que nous devons payer notre téléphone portable ? Sans compter que la « malbouffe » génère de plus en plus de dépenses médicales ; il serait plus simple de bien manger et d’être moins malade non ?

Et en plus, pour la viande et le lait c’est encore plus compliqué, car on en mange deux fois plus que dans les années 60, plus de 80 et 90 kilos chaque année, et c’est dorénavant beaucoup trop pour notre santé, car cela provoque diabètes, obésité, athérosclérose, cancers, etc., et aussi pour les équilibres écologiques de la planète. Nous commençons à nous en apercevoir et la consommation de ces produits n’augmente plus. Et ce n’est pas en finançant sur les deniers publics des campagnes de promotion de la viande qu’on résoudra le problème de fond.

Nous devrons accompagner une énorme mutation de notre élevage, comme nous avons fini par le faire dans les années 60 et 70 pour le vin, alors que notre consommation commençait à baisser de 140 litres à 42 litres par an et que les viticulteurs étalaient eux-aussi violemment leur désespoir : un changement radical de la quantité vers la qualité pour, in fine, consommer moins, mais « que du bon, que du cher ».

A terme, on ne produira en France que les animaux qu’on pourra nourrir avec les végétaux français (plus d’importations de soja et de maïs sud-américains !), et que de la qualité, toutes les qualités qu’on pourra imaginer, vendue nettement plus chère. Observons que, lors de la précédente crise du lait, tout allait bien en Franche-Comté chez les producteurs de Comté et dans les Alpes chez ceux de Reblochon, et que, quand les bonnets rouges bretons protestaient contre la fermeture d’abattoirs de poulets, tout allait bien chez les producteurs de poulet de Loué, de Bresse et des Landes.

Ce nécessaire changement sera difficile, long et douloureux, et, pour le faire, nos éleveurs surendettés ont vraiment besoin de notre aide. D’autant plus que nous avons légitimement de plus en plus d’exigences environnementales, ce qui les oblige à investir, et que les ressources non renouvelables deviennent de plus en plus rares et chères : engrais, énergie, pesticides. Mais on peut gagner ce combat, si on veut le mener collectivement : songeons qu’aujourd’hui il y a toujours des viticulteurs entre Narbonne et Carcassonne, et qu’on n’y produit plus que du bon vin !

 

A propos BrunoParmentier

Bruno Parmentier : Consultant et conférencier sur les questions d’agriculture, alimentation, faim dans le monde et développement durable. Président ou administrateur d’ONG et de fondations. J'ai dirigé de 2002 à 2011 le Groupe ESA (École supérieure d'agricultures d'Angers). Ingénieur des mines et économiste, j'avais auparavant consacré l'essentiel de mon activité à la presse et à l'édition. J'ai eu ainsi l'occasion de découvrir à l'âge mûr et depuis un poste d'observation privilégié les enjeux de l'agriculture et de l'alimentation, en France et dans le monde. Il en est sorti quatre livres de synthèse, un sur l'agriculture, l'alimentation, la faim et le réchauffement climatique. Des livres un peu décalés, qui veulent « sortir le nez du guidon » pour aller aux enjeux essentiels, et volontairement écrits avec des mots simples, non techniques, pour être lisibles par des « honnêtes citoyens ». Ce blog prolonge ces travaux et cette volonté d'échange. Il est également illustré par une chaine YouTube http://nourrir-manger.com/video
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1 réponse à Crise de l’élevage : la responsabilité des politiques

  1. D Caron dit :

    Bonjour,merci pour cet exposé très clair de la situation.Souhaitons qu\\’il soit lu, et compris…Car je crains qu\\’il ne faille quelque famine en Europepour que, enfin, on prenne des vrais mesures adaptées.Mais tant que les financiers tiendront les manettes: peu d\\’espoir.Cordialement.D C

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