Edgard Pisani, un esprit rebelle

Edgard Pisani nous a quitté après 97 années exceptionnellement actives. Il laisse un grand vide ; à nous d’être des rebelles visionnaires, comme lui. Ci-joint un texte sur lui que j’ai rédigé en 2014 pour des lycéens d’Aix.

Il y a dix ans, presque jour pour jour, Edgard Pisani prononçait la « Leçon inaugurale » du Groupe ESA que j’avais l’honneur de diriger. Nous l’avons éditée dans un petit livre qui n’a pas pris une ride : Le Monde pourra-t-il nourrir le monde, et l’Europe garder ses paysans ? J’avais choisi d’y intituler ma préface : Soyez rebelle. Curieux, n’est-ce pas, pour un directeur d’école, d’appeler ses étudiants  à la rébellion!

Pourtant, s’il y a un mot qui lui convient bien, c’est celui-là.

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Un rebelle qui a imprimé sa marque sur son siècle

Voilà un homme qui a traversé toute l’histoire du XXe siècle. Imaginez-vous, il est né dans nos colonies pendant la 1ère guerre mondiale, et il est toujours là ; il fête ses 95 ans aujourd’hui même ; vous les étudiants, il pourrait être votre arrière-grand-père ; il a très largement dépassé l’âge de la retraite, et on en parle encore ! Et de fait, il est un livre d’histoire à lui tout seul : à 26 ans, en 1944, il exerce des responsabilités importantes pour libérer Paris, fusil en mains ; à 28 ans il est directeur du cabinet du Ministre de l’intérieur, à 29 ans il est le plus jeune préfet de France, à 36 ans il est sénateur, à 43 ans il est Ministre de l’agriculture (du Général de Gaulle, oui du Général de Gaulle !), où il invente, excusez du peu, la Politique Agricole Commune, puis Ministre de l’équipement, où il lance, n’ayons pas peur, le TGV et Airbus. La liste est longue : il a été député, maire, conseiller général, député européen, Commissaire européen, Haut-Commissaire puis Ministre en Nouvelle Calédonie (de François Mitterrand, oui, il a bien été Ministre du Général de Gaulle et de François Mitterrand !) et médiateur au Mali dans le conflit avec les Touaregs, Président de l’Institut du Monde Arabe et du Centre international des Hautes Etudes Agronomiques Méditerranéennes, etc. Qui dit mieux ?

Donc, à première vue, plus notable que lui, tu meurs ! Alors, comment peut-on donc le qualifier de rebelle ?

Tout d’abord parce que c’est vrai, factuel. Imaginez-vous vous-même en 1941 dans la France occupée, vous avez comme lui 23 ans, qu’est-ce que vous faites ? Etudiant bien sage ? Collaborateur ? Organisateur du marché noir ? Résistant ? Maquisard ? Soldat de la France libre à Londres ? Cacheur de juifs persécutés ? Je vous pose la question, mais vous interdit d’y répondre, c’est trop facile quand on sait comment a fini cette histoire, mais c’était beaucoup plus difficile sur le terrain à cette époque incertaine ; à ce moment-là, dans les lycées, personne ne vous posait cette question ! Normalement, on n’avait donc pas à y répondre, et il fallait donc vraiment prendre sur soi, choisir de faire un pas de côté et arriver à se la poser tout seul. Poser une question, comprendre quelle est la problématique qui se dégage vraiment, c’est un processus intellectuel beaucoup plus compliqué que de simplement répondre aux questions qu’on vous pose (ce qui pourtant ne va déjà pas toujours de soi). Et pour se la poser, il fallait l’avoir déjà cultivé, son esprit rebelle. Il fallait avoir le courage de se dire : mettre une étoile jaune aux juifs, les licencier tous et les persécuter, c’est inacceptable, un point c’est tout, et je ne l’accepte pas. Et en tirer les conséquences, au péril de sa vie. Très peu de gens l’ont fait. Regardez par exemple, à ce moment-là il avait 95 préfets en France, mais il n’y en a qu’un seul qui est devenu Jean Moulin ! Pourquoi lui ? Pourquoi avait-il, tout comme Edgard Pisani, cet esprit rebelle plus développé que la majorité de ses contemporains ?

Et bien, c’est d’abord un état d’esprit, une attitude de fond par rapport à la vie. On agit dans les grandes occasions comme dans les petites. Les « héros » étaient au départ des gens comme nous. Mais ils se sont « préparés » à réagir plutôt qu’à subir. Ils ont cultivé leur capacité d’indignation, comme on le dit maintenant au sujet des « indignés » à travers le monde. Il faut pour cela beaucoup d’énergie et de volonté ; c’est tellement plus facile de suivre le courant dominant (la « pensée unique » ou comme on dit, le « politiquement correct »), la mode, la paresse intellectuelle, la peur, les copains, Papa, le Directeur, etc. Résister, résister, résister !

Et quand on l’a, cet esprit rebelle, il faut prévoir quelques à-coups dans la vie. Edgard Pisani, lui, qui avait commencé en risquant sa vie contre les nazis, n’a jamais hésité à prendre des risques, à démissionner du gouvernement pour cause de désaccord, à le censurer alors même qu’il était pressenti pour devenir Premier Ministre, ou Ministre de l’Education Nationale après 1968. Du coup, il ne l‘a jamais été, Ministre de l’Education Nationale, le rêve de sa vie !

Aujourd’hui, même si c’est un très vieux monsieur et qu’il n’a pas pu être des nôtres, symboliquement il est encore debout, et tous ceux qui le rencontrent peuvent constater qu’il n’a toujours pas « courbé la nuque » et que ce n’est aucunement sa spécialité !

Mais, pour apprendre à dire « Non », au moins une fois dans sa vie, pas un « Non » moutonnier, primaire, adolescent, il faut au préalable apprendre à penser librement. Celui qui dit non à son père, par principe n’est pas plus libre que celui qui lui dit oui ! Il faut s’entraîner préalablement à pouvoir dire, simplement mais solennellement : « je pense que ». A y réfléchir, ça n’a rien d’évident. Regardez par exemple l’école : finalement pratiquement tous les examens que vous avez passés depuis le début de la maternelle ont consisté à vérifier que vous « pensiez juste », comme le dit le prof, la science, la vérité historique. Avez-vous passé un seul examen où on vous notait sur votre capacité à « penser libre » ?

Edgard Pisani, lui, il pense libre, il prend du recul, il observe les tenants et les aboutissants ! Quand il aborde une question, il se dit d’abord : « de quoi s’agit-il ? ». Il en fallait du courage intellectuel et de l’indépendance d’esprit pour démarrer la Politique agricole commune au début des années 1960, à peine 15 ans après la guerre. Imaginer que les paysans français puissent produire du pain, de la viande et du lait pour les ouvriers allemands de chez Volkswagen, et en échange leur achètent leurs voitures, rendant ainsi la guerre entre eux hautement improbable. Organiser l’ouverture des frontières en Europe, malgré les peurs, et organiser le contrôle des frontières extérieures, malgré les pressions. décider les investisseurs. Imaginer qu’on puisse tripler la production agricole française en seulement deux générations, et pour cela faire confiance aux agriculteurs, ceux qu’on disait arriérés, et à leurs organisations. Imaginer un enseignement agricole innovant, carrément révolutionnaire par rapport à celui de L’Education nationale (et cela avant 1968 !). Surtout quand on ne vient pas du milieu agricole (d’ailleurs, peut-être que, comme il l’a écrit dans la préface de mon livre Nourrir l’humanité : « Pour connaître une réalité économique et sociale complexe, mieux vaut de ne pas appartenir à l’une de ses parties »). Il en fallait du courage intellectuel pour devenir, comme le lui avait demandé le Général de Gaulle, « Ministre de l’agriculture de la France » plutôt que « Ministre des agriculteurs », et que néanmoins les dits agriculteurs disent de lui avec admiration et respect « il nous a appris à penser ». Il les a eus, ce courage intellectuel et cette indépendance d’esprit, et le monde agricole, mais aussi toute la société française, qui y a gagné en sécurité alimentaire, peuvent l’en remercier.

Et d‘ailleurs, au fond, les Ministres, ça passe, ne surestimons pas le poste : il y en a bien peu qui marquent leur temps. Songeons qu’en 60 ans on n’a vraiment eu que deux Ministres de la culture (André Malraux et Jack Lang), et deux Ministres de l’agriculture (Edgard Pisani et Jacques Chirac). Les autres sont… passés ! Tout comme les profs d‘ailleurs, combien vous ont vraiment marqué ?

Être rebelle, c’est savoir penser autrement, plus large, percevoir le monde qui arrive au lieu de s’accrocher à celui qui finit, imaginer que le monde pourrait être différent et comment construire un autre avenir, remettre en questions et se remettre en questions, et in fine poser des actes concrets qui créeront de nouvelles dynamiques. C’est une attitude de fond par rapport à la vie. C’est ce qu’Edgard Pisani personnifie et nous encourage à être.

Parce que, bien sûr, comme il le remarque : « Quand une politique a réussi, c’est qu’elle a changé le Monde, et puisque le Monde a changé, alors il faut changer de politique ». Lui, le père de la Politique agricole commune, il est probablement aujourd’hui un de ceux qui la défendent le moins. Je l’ai entendu plusieurs fois pester contre cette paresse intellectuelle qui consiste à réajuster indéfiniment la 17e rustine de sa vieille politique, celle qui a pourtant si bien marché qu’elle a transformé de fond en comble l’agriculture française et européenne. Pourquoi, disait-il, ne sont-ils pas capables de faire l’effort de revenir à la source, de se demander quels sont les vrais problèmes et défis du XXIe siècle, avant d’imaginer la nouvelle politique qui pourrait les affronter efficacement ?

En 1960, nous n’étions que 3 milliards sur cette planète, et maintenant 7, bientôt 9 ou 10, comment peut-on raisonner de manière identique ? Il n’y avait que 6 pays dans la Politique agricole commune, maintenant 28 ; 5 à 6 millions d’agriculteurs en France, maintenant 600 000 ; on produisait 3 tonnes de blé à l’hectare, maintenant 8 ; 2 000 litres de lait par vache, maintenant 8 000. On avait peur de manquer de pain et de lait, on sortait à peine des cartes de rationnement, maintenant c’est de l’obésité qu’on a peur ; on mange deux fois plus de viande et de fruits, et trois fois moins de pain, de pommes de terre, on boit 3 fois moins de vin ! Alors comment justifier cette lâcheté intellectuelle qui consiste à dire « on poursuit comme avant » ? Pourquoi continuer à subventionner systématiquement les céréaliers, alors même qu’ils font d’excellentes récoltes qu’ils vendent cher ? On veut une alimentation plus saine, mais on continue à subventionner tout ce qui fait grossir : les céréales, le sucre, les laitages, la viande, les matières grasses, mais presque pas les fruits et légumes dont on sait parfaitement qu’on n’en mange pas assez, ni le bio, ni les filières de qualité. Qu’est-ce qu’on veut exactement ? On approuve tacitement que les animaux européens mangent à gogo du soja, qui couvre pour nous en Amérique l’équivalent de la surface agricole de la France, et on ne fait pratiquement rien pour soutenir les protéines végétales européennes !

Visite Pisani Déc 06 - 40 bisDécembre 2006 : Edgard Pisani est venu chez moi rencontrer mes 4 fils…

Au secours, reviens Edgard ! Apprends-nous à nouveau à réfléchir et à nous comporter en hommes et femmes libres !

Soyons rebelles ma parole ! Quelle vision avons-nous de l’avenir, comment voulons-nous manger, tous et bien, comment tenir compte de cette évidence qu’il rappelle, « Le monde a besoin de toutes les agricultures du monde » ? Comment pouvons-nous nous satisfaire qu’aujourd’hui, il y ait rigoureusement le même nombre de gens qui ont faim sur Terre qu’en… 1900, soit un peu plus de 800 millions ? Comment admettre qu’alors qu’en l’an 2000, les gouvernements du monde se soient engager à faire cesser ce scandale absolu des 800 millions d’affamés, dont 80 % sont des paysans, et aient promis qu’il n’y en aurait plus que 400 millions en 2015 (les « Objectifs du millénaire »)… on en soit réduit aujourd’hui à se réjouir quand la FAO annonce, triomphale, que nous avons progressé en passant de 835 à 805 millions dans les dernières années ?

Et je me tourne vers vous, les jeunes : qui parmi vous seront les vrais rebelles du XXIe siècle ? S’il y a un nouvel Edgard Pisani dans la salle, qu’il se lève et nous guide courageusement et lucidement vers un avenir meilleur !

Merci Edgard pour ce que vous avez été et que vous nous encouragez à être !

 

A propos BrunoParmentier

Bruno Parmentier : Consultant et conférencier sur les questions d’agriculture, alimentation, faim dans le monde et développement durable. Président ou administrateur d’ONG et de fondations. J'ai dirigé de 2002 à 2011 le Groupe ESA (École supérieure d'agricultures d'Angers). Ingénieur des mines et économiste, j'avais auparavant consacré l'essentiel de mon activité à la presse et à l'édition. J'ai eu ainsi l'occasion de découvrir à l'âge mûr et depuis un poste d'observation privilégié les enjeux de l'agriculture et de l'alimentation, en France et dans le monde. Il en est sorti quatre livres de synthèse, un sur l'agriculture, l'alimentation, la faim et le réchauffement climatique. Des livres un peu décalés, qui veulent « sortir le nez du guidon » pour aller aux enjeux essentiels, et volontairement écrits avec des mots simples, non techniques, pour être lisibles par des « honnêtes citoyens ». Ce blog prolonge ces travaux et cette volonté d'échange. Il est également illustré par une chaine YouTube http://nourrir-manger.com/video
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1 réponse à Edgard Pisani, un esprit rebelle

  1. Lucie LE JEANNE (promo 110 de l'ESA ! ) dit :

    Pour info, un très beau documentaire sur Edgar Pisani \ » C\’est beau la politique, vous savez !\ », réalisé par Jean-Jacques RAULT en 2011. Plus d\’infos : http://www.mille-et-une-films.fr/cest-beau-la-politique-vous-savezbonne projection !

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