Le Salon de l’agriculture a été précédé d’une réception de 800 jeunes agriculteurs à l’Élysée. L’occasion de prendre conscience de la quantité impressionnante d’innovations que nous allons dorénavant voir se développer dans un secteur qui va être entièrement bouleversé dans les années qui viennent. Imaginons quelques pistes possibles.
Dans les années 70, quand on pouvait encore être inscrit pendant plusieurs mois sur une liste d’attente pour avoir droit au téléphone en France, on pouvait avoir l’impression que ITT puis IBM allaient gouverner le monde. Le progrès, qui semblait irrésistible, avait le forme du téléphone avec fil accompagné du « télégraphe » (on ne sait même plus ce que c’est), puis des gros ordinateurs servis par des techniciens en blouse blanche opérant dans des immenses salles réfrigérées, avec lesquels on communiquait respectueusement en langage abscons via des cartes perforées. ITT avait, presque à lui seul, organisé le putsch de Pinochet face à Allende au Chili, tandis que le chiffre d’affaires d’IBM excédait celui d’un pays comme la Grèce. Aujourd’hui, qui se souvient du premier, qui a explosé en 1995, et le second est devenu une société somme toute banale, qui a vendu des pans entiers de ses activités à des chinois, et qui est bien loin de diriger le monde !
C’est que personne n’avait alors regardé attentivement les célèbres garages de Californie où des petits génies allaient inventer Apple, l’informatique sans chichis pour tous, puis Microsoft. Ils avaient simplement observé que construire des ordinateurs ou des centraux téléphoniques allait devenir une activité parfaitement normalisée, à la portée d’ouvriers chinois payés 100 $ par mois, alors que le « vrai pouvoir » serait de créer des logiciels et des micro-ordinateurs pour que chacun puisse y accéder à ce nouveau monde facilement, directement sans recourir à un informaticien, et sans contrôle ; Bill Gates est devenu l’homme le plus riche du monde, il a quasiment rang de chef d’état, et c’est contre lui que certains manifestent dorénavant.
Mais, qui a vu que dans d’autres garages ou chambres d’étudiants, toujours en Californie, on allait inventer Google, Facebook et Amazon. Concevoir des logiciels était à son tour devenu une activité banale, à laquelle se consacrent des dizaines de milliers d’indiens payés, eux aussi, 100 $ par mois. L’important était devenu de faire circuler l’information sur la planète. Et, dans la foulée, des métiers apparemment aussi stables et non délocalisables que chauffeurs de taxis et hôteliers ont explosé en plein vol sous la pression d’Uber et de Airbnb.
D’où la question : allons-nous nous faire piéger une nouvelle fois en considérant que les « GAFA » vont définitivement gouverner le monde ? Et s’ils ne le font pas, qui va prendre la relève, dans quels garages de quels pays ?
Car il me semble que la « vraie » révolution n’a pas encore commencé. La vraie, ce n’est pas celle du silicium, le sable avec lequel on fait les puces électroniques, mais bien celle du carbone, du vivant, et elle n’en est qu’à ses balbutiements. Notre ignorance est encore abyssale dans ce domaine autrement plus complexe. Songeons qu’on trouve 100 milliards de neurones dans un seul cerveau, 6 milliards de paires de nucléotides dans une seule cellule, 220 millions d’êtres vivants sous un seul M2 de terre, 4 000 espèces de bactéries et 2 000 de champignons dans un gramme de terre… Combien en connaissons-nous ? Allons-nous rester aussi ignares longtemps ? Et bien non, car le vrai rôle historique de l’informatique va être de déchiffrer et d’analyser ce monde du vivant pour commencer la vraie révolution, celle qui va vraiment changer le monde que nous connaissons. Nous sommes en fait en train de commencer à explorer 3 mondes qui nous sont encore presque totalement inconnus : l’espace bien sûr (où nous allons progressivement découvrir des millions de planètes), mais aussi et surtout (car infiniment plus utile), le cerveau, et la fine couche de terre que nous cultivons.
Les vrais petits génies, qui vont conquérir le monde, et ringardiser tous leurs prédécesseurs, seront probablement ceux qui sauront ainsi unifier le monde du silicium et celui du carbone. Nous entrons à peine dans le Siècle Biotech, comme l’avait pressenti Jérémy Rifkin dans un excellent ouvrage du même nom paru aux Editions La Découverte en 1998.
Et, de ce point de vue, la réception de 800 jeunes agriculteurs à l’Elysée le 22 février dernier prend tout son sens. L’agriculture va devenir un terrain de choix pour les start-ups. En un sens, chaque agriculteur gagnerait à se considérer dorénavant comme un start-uppeur !
Remplacer la mécanique et la chimie par la biologie
La mécanique alliée au pétrole a commencé par révolutionner l’agriculture au milieu du XXe siècle. Songeons que, du temps de la traction animale, la seule production de fourrage pour nos bœufs et autres chevaux de trait occupait près du tiers des surfaces agricoles, lesquelles ont été remises en culture « utiles » à l’arrivée du premier tracteur. L’arrivée des tracteurs et moissonneuses batteuses ont donc augmenté d’un seul coup d’un tiers notre production agricole !
Puis la chimie a pris le relais, en nourrissant les plantes (avec les engrais), les soignant (avec les fongicides), les protégeant contre les insectes (avec les insecticides), et les protégeant contre la concurrence des « mauvaises herbes », qu’on préfère dorénavant appeler adventices (avec les herbicides). Ces produits, associés à des semences efficacement sélectionnées et des pratiques culturales plus efficaces, ont réussi à doubler, tripler, voire quadrupler la productivité… et à nourrir 7,6 milliards de terriens sur les mêmes champs qui n’en nourrissaient que 1,8 milliard en 1900.
Évolution des rendements des céréales en France
Aujourd’hui tracteurs et pesticides sont de plus en plus contestés. On va quasiment arrêter de labourer (via l’agriculture de « conservation ») et les pesticides vont progressivement être interdits.
C’est donc le moment de passer de la mécanique et la chimie à la biologie. On va couvrir nos sols 365 jours par an avec des mélanges de plantes qui s’aident mutuellement à pousser et se protègent les unes les autres. On va intensifier au maximum la photosynthèse, pour faire plusieurs récoltes par an.
On va « cultiver nos herbicides » au lieu de les fabriquer par voie chimique. C’est-à-dire qu’on va sélectionner des « plantes de services » capables par exemple de pousser très rapidement et vigoureusement en faisant de l’ombre aux autres plantes pour les empêcher de pousser (fonction herbicide), puis qui auront le bon goût de geler l’hiver et de se transformer en engrais pour les plantes et en nourritures pour les vers de terre. On va ainsi « élever nos laboureurs » qui vont gentiment percer des galeries pour aérer la terre, permettre d’acheminer et de stocker l’eau de pluie dans le sol et faciliter la pousse plus profonde des racines, pour aller chercher davantage d’éléments nutritifs.
On va donc également « cultiver nos engrais » avec ces couverts végétaux hivernaux capables de fixer carbone et azote. Pour compléter le tout, on va « élever nos insecticides », c’est-à-dire les animaux auxiliaires de culture qui vont manger les autres espèces prédatrices de nos plantes !
Semis direct de céréales sous couvert végétal, dans « l’engrais cultivé »
Tout cela va être rendu possible par le saut qualitatif immense en matière de connaissance fine que va pouvoir apporter le monde du big data issu du silicium, avec ses capteurs, drones, robots, stations d’analyse, algorithmes. Au lieu d’agir uniformément sur un champ, voire sur une vallée ou une région, on va gérer pouvoir l’espace agricole au M2, puis carrément à la plante !
Notons au passage que ceci représente un véritable cercle vertueux, où on a bon espoir dans le même mouvement de produire beaucoup pour se nourrir et pour assurer certains besoins industriels (énergie, matériaux de construction, textiles, emballages, médicaments, etc.), mais aussi de fertiliser nos sols, et en plus de refroidir la planète en fixant dans les sols un maximum de carbone atmosphérique. Sans oublier de devenir plus résilients face au réchauffement climatique. Et d’une manière ou d’une autre, ce serait normal que la société achète aux paysans ce service de refroidissement de la planète.
Inutile de dire qu’il y a de la place pour de multiples start-up dans ces domaines ! Et que certaines vont carrément révolutionner notre agriculture.
Inventer une chimie bioinspirée et positive
Jusque là la chimie agricole était une chimie de guerre, destinée à tuer, toute en « cide » : fongicides, herbicides, insecticides, etc. Avec de nombreux dommages collatéraux, comme tous les instruments de la guerre classique : baisse de la fertilité des sols, sélection d’espèces résistantes, élimination des pollinisateurs, effets cancérogènes, neurotoxiques, de perturbation endocrinienne, de stérilité, etc. C’était la chimie de Papa ! Dorénavant, on a besoin d’une chimie d’encouragement, de stimulation, de soin, d’interventionnisme doux : il s’agit d’aider les « bébêtes à faire leur travail de bébêtes », de faire de la contraception plutôt que du massacre, d’activer et de stimuler certaines fonctions naturelles. Dans ce domaine également, il y a une place énorme pour l’invention, la créativité, le pas de côté, l’initiative locale, etc. La start-up quoi !
Fournir énormément d’information, de sécurité et de diversité sur les produits
Une autre application de la convergence entre le monde du silicium et le monde du carbone se situe en aval de l’agriculture, dans les relations entre les producteurs et les consommateurs. Depuis qu’on n’a plus peur de manquer et que la célèbre prière « Donnez-nous aujourd’hui notre pain quotidien » n’a plus guère de sens, on n’a jamais aussi eu peur de la nourriture, de se faire empoisonner, ou de mourir à petit feu, cancéreux ou obèse. Cette peur est largement irrationnelle : les morts par intoxication alimentaire sont passés de 15 000 dans les années 50 à 300 aujourd’hui, et sont essentiellement le fait de personnes qui ont laissé des aliments pourrir dans leur réfrigérateur. Les derniers scandales alimentaires qui ont défrayé la chronique, la lasagne au cheval roumain, la tarte des restaurants IKEA, les œufs au Fipronil ou le lait maternisé Lactalis n’ont, fort heureusement, pas causé de mort, alors que 49 000 Français meurent chaque année de l’alcool et 79 000 du tabac… Et l’espérance de vie continue d’augmenter imperturbablement de 3 à 4 mois par an. Il nous reste néanmoins à répondre à une demande sociale effrénée de sécurité.
Parallèlement, l’alimentation est devenue de plus en plus proche des exigences de santé ; nous entrons dans le règne du « sans » (gluten, caséine, lactose, arachide, avocat, viande, résidus de pesticides, etc.).
Et enfin nous avons de plus en plus d’exigences de riches : réenchanter l’alimentation, se raconter des histoires autour, connaître le producteur et ses méthodes de production, retrouver des racines, etc.
Au bout de tout cela, chacun veut manger sa nourriture, adaptée à sa culture, son âge, ses goûts, ses envies, sa santé, ses peurs, ses projets du jour et son imaginaire. Progressivement, chaque aliment va donc raconter une histoire spécifique pour chaque consommateur. Ça tombe bien, l’informatique et les bases de données permettent cela ; regardons par exemple l’automobile où on ne cesse d’augmenter les choix de personnalisation du véhicule que chacun veut acheter. Ce sera pareil dans l’alimentation, les producteurs de demain fabriqueront de la nourriture quasiment sur mesure pour chacun de leurs clients.
On va donc vers une croissance énorme des échanges de nourriture hyper personnalisés, du producteur individuel aux consommateurs individuels, avec énormément de supplément d’âme entre les deux. Des circuits hyper courts et hyper enrichis en informations et en relations humaines.
Et là encore, il y a place pour des milliers d’initiatives innovantes de type start-up.
Pour l’élevage, passer de la quantité à la qualité
Au cours du XXe siècle, toute la culture de notre élevage s’est concentrée sur la quantité. Il faut dire que les français comme les autres Européens ont souhaité manger beaucoup plus de viande et boire beaucoup plus de lait. Étant sûrs de pouvoir casser la croûte, les ouvriers ont voulu manger comme le patron, du bifteck frites, puis ensuite mettre du beurre dans les épinards. Les Français sont passés de 20 à 30 kg de viande et de lait par personne et par an au début du siècle à 100 kg de chaque au tournant du XXIe siècle. Et, subitement, les produits animaux sont devenus moins modernes, maintenant que tout le monde était sûr de pouvoir en consommer. Et d’ailleurs les patrons des nouvelles entreprises informatiques sont très souvent végétariens ! La consommation a chuté à environ 85 kg de viande 90 kg de lait. Et du coup, les critiques qui étaient inaudibles gagnent les conversations et les médias : on parle assidument du bien-être animal, on lutte contre l’élevage industriel ou la violence dans les abattoirs, on a peur du cancer et de l’artériosclérose, on se découvre intolérant au lait, etc., et les végétariens et autres végans relèvent la tête.
Il est plus que probable que cette baisse de la consommation va se poursuivre. Et c’est justement le moment qu’on a choisi pour déréguler toute la production, en particulier laitière, dans l’espoir fou que les Russes et les Chinois consomment nos productions excédentaires. Mais le marché mondial est impitoyable, il existe aussi du lait pas cher en Nouvelle-Zélande et de la viande pas chère en Argentine, et on n’est plus les amis des russes. Et d’ailleurs, en matière d’élevage industriel, les Français ne sont pas les meilleurs du monde, ni même les meilleurs de l’Europe (en porcheries industrielles, comme dans tous les autres secteurs de l’industrie, les allemands nous battent !).
Il faut donc entreprendre dans l’ensemble du secteur de l’élevage la même mutation qui a été faite par la viticulture dans les années 60 à 80, quand on est passé de 140 litres de vin à 40 par personne et par an. Celle de la qualité : produire moins et mieux, sous signe de qualité, des produits parfaitement tracés, sécurisés, avec supplément d’âme, et convaincre les consommateurs qui en mangeront moins de les payer plus cher.
Cette évolution nécessaire laisse elle aussi un immense champ à l’inventivité.
Inventer une nouvelle politique foncière
On estime que près de 40 % des agriculteurs vont prendre leur retraite dans les 10 ans qui viennent. Logiquement, 40 % des terres agricoles françaises vont devoir changer de mains, ou changer d’exploitants agricoles. Dans le même temps, l’artificialisation des terres ne se ralentit pas, et la Ferme France perd l’équivalent d’un département tous les sept ans.
Or on constate une gigantesque course à l’appropriation des terres agricoles au niveau mondial. Les Chinois en particulier, qui représentent près du cinquième de la population mondiale, ne disposent chez eux que de 7 % des terres cultivables, et il est tout à fait logique qu’ils essayent d’en acquérir ou d’en louer partout où ils le peuvent, et en particulier en Afrique, en Amérique du Sud et en Europe de l’Est. Mais ils ne sont pas les seuls : nombres de grands financiers internationaux ont repéré que la terre est devenue un placement extrêmement rentable dans ces temps d’insécurité boursière et de fréquentes pénuries de céréales. Jusque-là nous n’étions en France que concernés que par les terres les plus chères, et en particulier les vignobles prestigieux. Mais on observe les premiers signes d’achat de terres céréalières françaises par des sociétés chinoises.
Nous avons donc un grand besoin de créativité en matière d’ingénierie financière foncière, si nous voulons rester les maîtres chez nous. Ce serait quand même un comble que la France, grand pays colonial, se fasse de fait coloniser à son tour ! Visiblement, nos systèmes de contrôle collectif du type SAFER deviennent obsolètes, là aussi on a un urgent besoin d’inventer de plus efficaces, adaptés au XXIe siècle.
Créer les conditions d’une paix autour de la Méditerranée
Passons à la géopolitique, largement indissociable des politiques agricoles et alimentaires. Lorsque De Gaulle et Adenauer ont eu l’idée de construire une paix durable en Europe après la seconde guerre mondiale, tout de suite après avoir mis en commun le charbon et l’acier, ils ont créé la politique agricole commune. Les Français allaient développer leur agriculture pour produire un peu de surplus destinés à nourrir les ouvriers de l’industrie allemande, qui allait à son tour vendre des automobiles et des appareils ménagers aux dits français. Ça a marché au-delà de toute espérance, plus personne n’a faim en Europe, chacun a une voiture, et plus personne n’imagine s’échanger des bombes et des balles de fusil au lieu de lait, de fruits et de jambon.
Ne faudrait-il pas aujourd’hui faire le même coup autour de notre mer intérieure, la Méditerranée ? Avec le réchauffement climatique conjugué à l’augmentation de la population, les pays limitrophes de la rive sud, du Maroc à la Syrie en passant par l’Égypte, n’arriveront définitivement plus à se nourrir complètement, alors que les pays de la rive nord devraient pouvoir maintenir un potentiel agricole excédentaire. C’est une illusion de dire que nous allons nourrir le monde avec notre agriculture ; on ne peut rien construire de bon en mangeant principalement des produits cultivés à 10 000 km de chez soi. Chaque continent doit assurer son autonomie alimentaire s’il veut avoir des chances de vivre en paix. Mais toute règle a ses exceptions : n’est-il pas temps de considérer que notre propre continent, de ce point de vue-là, s’étend dorénavant de la Norvège jusqu’au Sahel ?
Nous devrions continuer à produire en Europe des surplus alimentaires pour construire cette paix autour de la Méditerranée. Je n’ai aucune idée de comment les pays du Maghreb et du Proche-Orient vont pouvoir nous payer cette nourriture, mais je suis absolument persuadé que, s’ils ont faim, nous allons le payer très cher, et les troubles géopolitiques et que les afflux de migrants que nous voyons autour de la Méditerranée depuis quelques années n’en sont qu’une petite prémisse.
Là aussi, nous avons un urgent besoin d’idées nouvelles, d’initiatives nouvelles, de changement de point de vue, d’une véritable créativité géopolitique autour de notre avenir agricole.