Il y a autant de personnes qui ont faim en 2021 qu’en 2000, en 1950 ou en 1900, 800 millions ! Avec le réchauffement climatique, la vraie question d’aujourd’hui, c’est : combien en voulons-nous en 2030 et en 2050 ?
Article paru dans Economie Matin le 4 mars 2021
La crise du coronavirus a réussi à ralentir très fortement toute l’économie mondiale, ce qui provoque une récession sans précédent depuis les années 1930… On n’avait rien vu venir, ce qui est un peu humiliant pour tous ceux qui essayaient de scruter l’avenir. Cela induit aussi aujourd’hui une vraie stimulation intellectuelle pour imaginer la suite.
À mon sens, cette suite, ce sont d’abord les effets extrêmement perturbants que va provoquer notre incapacité collective à diminuer, et si possible stopper, le réchauffement de la planète.
En premier lieu, avec le réchauffement, serons-nous capables de nourrir les 10 milliards de terriens qui s’annoncent pour le milieu du siècle ? La situation sera évidemment très différente dans les pays et régions du monde, et globalement les Français n’ont pas lieu d’être inquiets : on aura faim dans de nombreuses capitales avant que ce phénomène ne touche Paris, et il est peu probable que cela arrive… si on s’en occupe sérieusement. Mais ailleurs, particulièrement en Afrique subsaharienne et dans la péninsule indo-pakistanaise, ça n’aura rien d’évident.
Versons quelques éléments au dossier.
Contenu de l'article
1. Les révolutions agraires du XXe siècle ont permis d’augmenter considérablement la production agricole, mais il n’est pas sûr que ce mouvement ascendant continue.
On mange beaucoup mieux sur la planète de 2021 que sur celle de 1960, malgré le fait que la population a été multipliée par 2,5. En effet les nouvelles techniques agricoles intensives qui ont été mises en place à partir des années 1950 ont permis d’augmenter la production agricole de façon plus rapide que la population, en particulier pour celles qui sont à la base de la nourriture : les 3 grandes céréales riz, blé et maïs. Mais c’est également vrai pour les légumes, la viande et de nombreux autres produits, comme le montrent les chiffres de la FAO illustrés dans ces schémas.
Un pays comme la Chine, qui connaissait d’épouvantables famines, arrive maintenant à se nourrir lui-même, malgré le doublement de sa population et les faibles ressources naturelles dont il dispose (en particulier peu de terres et peu d’eau).
La France, qui est nettement mieux dotée, avait cependant connu 11 disettes au XVIIe siècle, 16 au XVIIIe, et 10 encore au XIXe ; au XXe siècle, elle avait maintenu ses tickets de rationnement jusqu’en 1948, plus de 3 ans après la fin de la guerre ! Maintenant, elle est devenue une grande puissance agricole exportatrice ; en particulier elle produit 3 fois plus de blé qu’elle n’en mange.
Il faut absolument continuer à augmenter la production agricole mondiale, de l’ordre de 70 %, pour 3 raisons.
- La population va continuer à augmenter, au moins jusqu’au milieu du siècle, où les démographes annoncent qu’on va frôler les 10 milliards de terriens. Après, c’est plus incertain et il n’est pas exclu que nous allions vers une diminution de la population mondiale, en passant toutefois peut être par un pic à 11 ou 12 milliards avant la fin du siècle… nous sommes actuellement 7,6 milliards, si l’on en rajoute un peu plus de 2 milliards dans les 30 ans qui viennent, cela fera 30 % de bouches plus à nourrir.
- À l’intérieur de la nouvelle population, le pourcentage de gens des classes moyennes, qui auront un peu de moyens pour s’acheter de la nourriture, va fortement augmenter. De plus, quelle que soit sa culture, dès qu’on en a les moyens on ajoute des produits animaux aux produits végétaux dans ses habitudes alimentaires : viandes, laitages, poissons et œufs. Or les produits animaux sont en quelque sorte des concentrés de produits végétaux, car ces derniers mangent eux-mêmes beaucoup plus qu’ils ne produisent de nourriture pour nous, les humains. Il faudra donc augmenter d’environ un 2ème tiers la production mondiale de végétaux pour nourrir ces animaux supplémentaires. En espérant que dans les pays où l’on mange beaucoup trop de viande et de lait, comme en Amérique du Nord et en Europe, on baisse de façon significative ce type de consommation.
- Le gâchis alimentaire est absolument considérable et concerne actuellement à peu près le tiers de la production agricole mondiale, de l’ordre de 1,3 milliards de tonnes. Ces pertes s’observent essentiellement à la production dans les pays pauvres, faute de bons équipements de stockage de la nourriture, et à la consommation dans les pays riches, compte tenu du gaspillage généralisé. Au total les riches jettent plus que les pauvres ; comme il y aura davantage de riches, on n’arrivera pas à limiter significativement ce gâchis, et il est probable qu’il faudra augmenter d’encore 10 % la production à cause de cette inefficacité chronique.
On pourrait être optimiste et dire que vu les progrès effectués depuis 50 ans il sera relativement facile d’augmenter encore la production agricole mondiale le 70 %. Mais on peut tout aussi bien être pessimiste car c’est précisément dans les pays dont l’agriculture va être fortement perturbée par le réchauffement climatique qu’il faudrait augmenter la production, particulièrement en Afrique et en Asie tropicale… Accroître la production agricole en même temps que se développeront fortement la fréquence et la gravité des sécheresses, inondations, ouragans, maladies, épidémies, incendies, etc. va devenir beaucoup plus difficile.Voir à ce sujet ma vidéo : L’agriculture victime du réchauffement – dans les pays tropicaux
Et surtout on ne peut pas refaire le coup de la révolution agraire des années 50 « tout chimie tout pétrole ». Car précisément les inconvénients de cette agriculture intensive ont maintenant largement rattrapé ses avantages : érosion, baisse de la fertilité des sols et de la biodiversité, pollutions diverses, moindre efficacité des pesticides, inadéquation des systèmes d’irrigation, faible approbation sociale, etc.
Prenons conscience du fait que cette agriculture dite « moderne » a réussi à produire des résultats tout à fait impressionnants en France dans les années 1960 à 1990, au cours desquelles les rendements de blé ont triplé, passant de 20 à 70 quintaux par hectare. Mais depuis 30 ans ils n’augmentent plus et stagnent autour de 70 quintaux, avec de fortes variations dues aux phénomènes climatiques. Et, de ce point de vue-là, il n’y a rien à espérer de la bio où, là aussi, les rendements de blé stagnent depuis 30 ans, mais à un niveau 2 fois inférieur !
Le défi est donc immense :
- augmenter fortement la production agricole dans les pays tropicaux qui n’ont pas réussi à le faire jusqu’à maintenant,
- au moment même où il faut réinventer de nouvelles techniques agricoles car les anciennes marquent le pas,
- tout en compensant les effets extrêmement délétères du réchauffement climatique !
En plus, on compte aussi sur l’agriculture pour non seulement produire malgré le réchauffement climatique mais aussi pour arrêter de réchauffer la planète et même pour la refroidir en fixant beaucoup plus de carbone dans les sols ! C’est heureusement possible comme je l’ai développé dans ma vidéo L’agriculture SOLUTION au réchauffement, mais ce sera quand même extrêmement difficile ; le succès n’est pas assuré et la menace de production insuffisante conduisant à des famines est réelle.
2. La majorité des pays du monde comptent sur les autres pour se nourrir car ils sont incapables de le faire seuls.
Du point de vue de la géopolitique de l’alimentation, il convient de distinguer 3 groupes de pays :
- Les pays autosuffisants, qui produisent à peu près autant de nourriture que ce qu’ils consomment. Ils participent relativement peu au commerce mondial de denrées alimentaires, ou alors ils exportent à peu près autant qu’ils importent. Ils sont en fait assez peu nombreux.
Curieusement, on peut estimer que la Chine fait partie de ce groupe, même si elle importe pas mal de soja brésilien ou de lait néo-zélandais. Le pays le plus peuplé du monde, dont la consommation annuelle de viande par personne est passée en 40 ans de 15 à 60 kilos, et dont l’agriculture était extrêmement inefficace du temps de Mao-Tsé-Toung, arrive maintenant à nourrir 1/5 de la population mondiale sur seulement 1/10 des terres agricoles, et avec énormément de problèmes hydrauliques. Pas sans travail, si l’on songe que la moitié des 60 000 barrages du monde sont chinois ! La Chine, qui est le premier producteur mondial de riz, de blé, de fruits, de légumes, de viandes, etc., et le second en maïs. Elle arriverait désormais à se nourrir correctement si jamais toutes les frontières mondiales se fermaient (au prix néanmoins d’une forte diminution de sa consommation de viande).
L’Inde est dans une situation plus compliquée ; elle est également un très grand producteur agricole mais elle n’est pas vraiment autosuffisante ; et surtout sa population continue à croître fortement et elle dépassera les 500 habitants par kilomètre carré en 2050, alors que la Chine n’en sera qu’à 137…
On peut aussi citer le cas du Maroc, dont la balance commerciale agricole est équilibrée, puisqu’il vend autant de fruits et légumes à l’Europe qu’il achète de céréales. Mais de fait sa situation reste quand même très fragile, car on ne peut pas vivre uniquement en consommant des fruits.
- Les pays structurellement exportateurs, qui vendent chaque année nettement plus que ce qu’ils produisent, en particulier en céréales. Car c’est nourriture de base, à la fois pour les hommes et les animaux, et la seule qui compte vraiment lorsque l’alimentation vient à se raréfier. Ils sont peu nombreux. Pour Le blé ce sont la Russie, l’Union européenne (dont la France pour une bonne part), les USA, le Canada, l’Ukraine, l’Argentine, le Kazakhstan et l’Australie… mais seulement les bonnes années, car il est peu fréquent que la récolte soit au top simultanément dans chacune de ces zones. Pour le riz, il s’agit de l’Inde, du Pakistan, du Vietnam, de la Thaïlande et des USA. Pour le maïs, on trouve les États-Unis, le Brésil, l’Argentine et l’Ukraine.
Ces quelques pays, dont le nôtre, ont finalement pouvoir de vie et de mort sur une partie importante de la population mondiale, particulièrement en période de crise majeure. Bien sûr ils ont intérêt à vendre leur surproduction pour se procurer des devises, mais l’expérience prouve qu’en cas de montée des inquiétudes et des nationalismes ils peuvent aussi décider parfois de ne pas vendre.
- Les pays structurellement importateurs sont malheureusement les plus nombreux ; on a vu lors de cette crise de la Covid que si jamais le commerce international s’interrompait, ou si certains pays exportateurs décidaient de procéder à un embargo, ils seraient très rapidement en danger de famine ! Heureusement le pire n’est pas arrivé, comme en 2007, où on avait observé des émeutes de la faim dans plus de 35 pays du monde.
Rappelons au passage une grande loi historique qui perdure à travers les siècles : quand les gens ont faim dans la capitale, le gouvernement a du souci à se faire. Les pénuries de pain ont déclenché la Révolution française 1789, tout comme les révolutions arabes de 2010-2011.
Pour une bonne part de ces pays cette situation est structurelle : ils n’ont pas assez de ressources naturelles pour nourrir leur population, et très souvent leur situation empire d’année en année car leur population continue à augmenter alors que leurs surfaces de terres cultivables, ou leur disponibilité en eau, ne cessent de se réduire. Lorsqu’il s’agit de pays industrialisés, l’inquiétude est relative puisqu’ils ont et auront largement de quoi vendre pour acheter leur nourriture. C’est le cas par exemple de la Suisse, du Japon, de la Corée du Sud, ou de la Grande-Bretagne (gageons à ce sujet qu’une bonne partie des gens qui ont voté pour le Brexit n’ont pas réalisé que les paysans anglais ne pouvaient pas les nourrir).
Il y a évidemment lieu d’être nettement plus inquiets pour un pays comme l’Égypte, qui doit nourrir 100 millions d’habitants sur un désert, et où la seule vallée est celle du Nil, qui ne représente que 4 % de sa surface.
On peut également évoquer le cas, particulièrement emblématique, des 160 millions d’habitants du Bangladesh, qui seront plus de 200 millions en 2050, faisant de lui le pays le plus dense au monde (1400 habitants au KM2), alors que la montée des eaux issue du réchauffement climatique risque de l’amputer d’un tiers de sa surface actuelle ! Citons également le Rwanda qui en sera à 1000 habitants au kilomètre carré en 2050 (alors que le Soudan en aura que 49 et le Kenya 167).
Notons également qu’avec le réchauffement climatique le Sahel se transforme à toute vitesse en Sahara, au moment même ou sa population augmente fortement ; il n’y a plus rien à boire, plus rien à manger, et de plus en plus de gens à nourrir. Du coup on y on trouve toujours un prétexte pour se faire la guerre parce qu’on a faim. Et ensuite logiquement on a faim parce qu’on s’est fait la guerre. On ne voit pas très bien comment on sortira de ce cercle vicieux en Mauritanie, au Mali, au Niger, au Tchad, aux Soudan, au Burkina Faso, et au nord du Nigeria.
Citons pour mémoire le cas des pays qui possèdent de grands gisements de ressources minérales où pétrolières… et se sont abstenus d’investir suffisamment dans leur agriculture en pensant qu’ils auraient toujours du pétrole, du gaz, des diamants ou du cuivre pour se payer du blé ou du riz. On a vu que cette politique reste potentiellement très dangereuse car les cours de matières premières sont très fluctuants. C’est ainsi que de nombreux pays pétroliers comme le Venezuela, l’Algérie où l’Iran ont vu leur situation devenir extrêmement fragile depuis quelques années. Depuis l’indépendance de l’Algérie, la France a réussi à tripler sa production agricole pendant que là-bas la production stagnait et que c’est la population qui a triplé. Cherchez l’erreur !
On peut aussi citer l’exemple de la Russie : il n’est quand même pas « normal » que le plus grand pays du monde, qui ne compte « que » 144 millions d’habitants, et dont les surfaces agricoles devraient pouvoir augmenter massivement avec le réchauffement climatique, n’arrive pas correctement à nourrir sa population. Gageons que, s’il n’était pas un gros producteur de gaz, il se serait débrouillé depuis longtemps pour avoir une agriculture plus efficace.
Il y a quand même davantage d’espoir dans les pays dont la densité de population reste faible, et dont les « réserves de productivité » en agriculture sont encore considérables, car pour une raison ou une autre ils n’ont pas encore installé chez eux la précédente révolution agricole. Notons par exemple que la majorité des pays africains ne sont pas (encore !) très densément peuplés, mais qu’il n’y en a pas un seul qui soit réellement bon en agriculture, contrairement à ce qu’on observe en Asie ou en Amérique latine. Il est évidemment urgentissime qu’ils se mettent sérieusement à améliorer leurs performances dans cette activité. C’est techniquement possible de le faire en sautant directement à la nouvelle révolution agricole agro écologique sans passer par la case agriculture tout chimie tout pétrole (tout comme ils sont arrivés directement au téléphone portable sans passer par le téléphone filaire). On ne voit pas pourquoi Madagascar serait indéfiniment condamné à ne produire que 2 tonnes de riz à l’hectare et à ne pas bien nourrir sa maigre population, alors que dans la vallée du Nil on arrive à récolter 8 tonnes de riz à l’hectare.
Par exemple, quand on regarde une carte de géographie, on est frappé par le fait que la République démocratique du Congo occupe en Afrique une place relativement similaire à celle du Brésil en Amérique latine, et que ce pays devrait donc logiquement être un très gros producteur et exportateur de denrées agricoles. Pas de chance pour lui, il est bourré de gisements de pétrole, de diamant, de cuivre, de cobalt, etc. qui intéressent passionnément les grandes puissances, ce qui fait qu’il a navigué de coups d’état en guerres civiles depuis 50 ans. Il faudra malheureusement attendre la fermeture de la dernière mine dans ce pays pour qu’il commence enfin à pouvoir se nourrir correctement, et en plus à nourrir ses voisins.
3. On ne peut nourrir tout le monde qu’avec une logistique et une solidarité sociale sans faille, ce qui risque de faire défaut dans de nombreux pays.
La production agricole est une condition nécessaire mais absolument pas suffisante pour lutter contre la faim.
On peut très bien souffrir de la faim dans un pays qui produit beaucoup de nourriture et qui en exporte au monde entier. À l’inverse, on peut arriver à manger partout, même dans les zones surpeuplées ou semi désertiques. Pour que tout le monde mange, il faut surtout de la paix sociale, un Etat fort, une excellente logistique, et des revenus stables pour toutes les mères de famille et les personnes isolées.
Il y a encore un siècle, on n’était pas bons en techniques agricoles et encore moins en transports internationaux. La faim était encore une sorte de fatalité due en particulier aux conséquences désastreuses des incidents climatiques. Même si, là où il y avait un gouvernement fort, on arrivait à stocker des céréales pendant les années « de vache grasses » pour atténuer les conséquences des années de « vaches maigres ». Ce n’est absolument plus le cas aujourd’hui : on sait produire efficacement de la nourriture et on sait la transporter d’un continent à un autre en cas de besoin urgent ; la faim est donc devenue une pure construction de l’homme, fille de la cupidité, de l’incurie et de l’indifférence.
Pour que la nourriture arrive au fin fond du dernier village isolé, il ne suffit pas de faire accoster un cargo dans le port, il faut disposer de toute une chaîne logistique extrêmement efficace : des dockers, des douaniers, des routes carrossables, des camions, des silos, une succession d’intermédiaires qui s’abstiennent de spéculer exagérément… sans compter l’absence de pillards, de guérillas, voire de soldats incontrôlés. C’est vraiment beaucoup demander dans un grand nombre de pays. En gros, là ou il n’y a pas d’état on peut être assuré que les assiettes seront vides. Or, cette situation a une fâcheuse tendance à se développer dans des zones extrêmement sensibles comme au Sahel, mais aussi par exemple en Haïti ou à Madagascar.
On a vu par exemple au début du confinement français en 2020 que la fermeture subite de tous les restaurants et cantines au profit de la prise de nourriture à domicile a provoqué des ajustements compliqués, lorsqu’il a fallu fournir la farine par paquet d’un kilo ou les œufs par boite de 6 au lieu de les livrer par camions entiers. Nous avons eu plus de peur que de mal et finalement nous n’avons pas connu de pénurie, mais nous avons pu mesurer la complexité de la logistique alimentaire et la nécessité d’avoir des approvisionnements locaux en circuits courts pour au moins une partie de notre consommation alimentaire ; imaginons ce qui se serait passé pour les Parisiens si le marché de Rungis était devenu un cluster Covid au point que l’on doive le fermer, comme on avait fermé l’aéroport d’Orly tout proche.
Mais on n’est pas encore au bout du chemin : si la nourriture arrive chez l’épicier du village mais que les mères de famille n’ont absolument aucune liquidité, elles n’y auront pas accès et leurs enfants auront faim. Les systèmes d’allocations familiales, ou de secours d’urgence, qui permettent de leur distribuer un minimum de revenus, sont alors absolument décisifs.
Citons par exemple le programme Faim zéro mis en place au Brésil du temps du président Lula, qui consistait à donner 40 € mensuels à la mère de famille pour chaque enfant scolarisé, sous forme de bons fléchés ne pouvant servir qu’à des achats alimentaires, avec au moins à 30 % de denrées issues de l’agriculture familiale locale. En quelques années, il a permis à 20 millions de Brésiliens de sortir de la pauvreté (passant de 28 à 10 % de la population), réduit la malnutrition infantile de 61 %, la mortalité infantile de 45 % et la pauvreté rurale de 15 %. Tout cela en favorisant l’agriculture locale et la consommation de produits locaux. Malheureusement, le président Bolsonaro y a mis fin.
Mais ce concept a été repris, sous diverses formes, par différents pays comme le Mexique (« Sin hambre ») ou l’Inde (« National food security bill ») et au final par les Nations-Unies, son Programme de développement PNUD, ainsi que le Programme alimentaire mondial. On avait même rêvé d’éradiquer la faim d’ici l’année 2030 par ce biais, objectif qui ne sera absolument pas atteint. Tout porte à croire au contraire que le nombre de personnes sous-alimentées va augmenter sensiblement dans les années qui viennent.
On peut même observer que, dans des pays comme la France qui sont les plus avancés au monde en termes de solidarité sociale, le problème de la faim a resurgi avec une nouvelle acuité lors de la crise Covid.
L’équipement légal y est très riche et diversifié : assurance chômage, allocations familiales, revenu minimum d’insertion, allocations d’adulte handicapé, retraites, bourses scolaires, cantines subventionnées, etc. Il a en plus été considérablement renforcé à l’occasion de la crise Covid avec le célèbre « Quoi qu’il en coûte ».
Et pourtant on s’aperçoit que, même dans un pays très organisé, l’économie informelle (non déclarée) continue à jouer un rôle très important et que quand elle s’arrête de nombreuses personnes sombrent dans la pauvreté pure et simple. Lorsqu’on est isolé, qu’il n’y a plus de possibilité d’arrondir les fins de mois par des petits boulots, et que les cantines et restaurants universitaires ferment, le problème de l’accès à la nourriture se pose à nouveau de façon cruciale.
Tous les organismes de compensation de dernière ligne, comme les Banques alimentaires, Restaurants du cœur, Secours Populaire ou Catholique, etc., ont été beaucoup plus sollicités qu’auparavant. Alors même que certaines de leurs sources d’approvisionnements se tarissaient, puisque, pour une bonne part, ils redistribuaient des aliments issus de l’immense gâchis de notre société industrielle. Le problème, c’est que quand les cantines et restaurants sont fermés, ils ne donnent plus de nourriture à ces organismes ! On voit ainsi s’allonger les files d’attente pour obtenir de la nourriture dans des pays qui n’en avait plus vu depuis des décennies…
Une autre manière de parer au plus pressé est de généraliser les jardins potagers individuels et collectifs ; d’ailleurs c’est un signe absolu de crise dans les pays riches, quand les banlieusards arrachent leurs rosiers pour planter des pommes de terre, ce qui a été constaté en particulier en Grèce pendant la grave crise qu’elle a connu récemment ! Mais dans les pays très urbanisés, avec un habitat dense comme la France, cette solution ne peut rester que marginale : on ne voit pas très bien comment les Parisiens feraient pour cultiver chacun leurs pommes de terre et leurs carottes ! En revanche ce moyen d’action reste absolument fondamental dans beaucoup de villes du tiers-monde, où l’accès aux fruits et légumes est extrêmement limité et où l’urbanisme laisse un peu de place libre, ne serait-ce que sur les toits des maisons au Caire ou dans les rues elles-mêmes des bidonvilles de Nairobi.
L’exemple de Cuba, qui s’est trouvé dans une situation très délicate lors de l’éclatement de l’URSS, (alors que son agriculture était pour la quasi-totalité tournée autour de la canne à sucre), a été exemplaire : une ville comme la Havane produit maintenant sur place 70 % de sa consommation de fruits et légumes, et en plus par des moyens complètement agros écologiques, puisque l’embargo organisé par les États-Unis l’empêche d’acheter des engrais et pesticides !
Au total, les défis pour se nourrir tous et bien sur la planète sont donc multiples et particulièrement d’actualité : va-t-on réussir à augmenter la production agricole mondiale malgré le réchauffement climatique, l’épuisement des ressources, et les dégâts croissants provoqués par l’agriculture intensive ? Va-t-on réussir à produire davantage dans les pays tropicaux pour les rendre relativement autosuffisants, alors même que leur population va augmenter fortement ? Les systèmes de logistique et de solidarité sociale vont-ils se développer ou au contraire régresser ?
On peut, si on le veut vraiment, se nourrir tous, même à 10 milliards, sur cette planète. Mais justement : le veut on vraiment ? Le nombre de gens qui ont faim quelque part dans le monde a été d’une navrante stabilité, quelle que soit la population, autour de 800 millions de personnes. C’est à dire qu’il y a autant de personnes qui ont faim en 2021 qu’en 2000, en 1950 ou en 1900 ! La vraie question, c’est : combien en voulons-nous en 2030 et en 2050 ? Un monde avec « trop » de gens affamés deviendra vite invivable, et en particulier très insécurisé et exposé aux terrorisme, ce qui coûtera in fine fort cher
Peut-être que le jour où ces questions éthiques, techniques et politiques deviendront strictement financières (et coûteront à chaque citoyen un budget significatif), on se décidera à œuvre de vraies solutions. Ça ne serait pas la première fois que l’on sera amené à éradiquer un problème tout bonnement car il devient trop cher à entretenir, et quand on voit les sommes colossales que l’on est capable de mettre en œuvre dans les pays riches pour sortir de la crise Covid, on se prend à garder quelques espoirs.
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