La question des émissions de carbone, dans un contexte d’inflation galopante et de la dernière conférence des Nations Unies sur le climat, est sur toutes les lèvres. Tous les secteurs d’activité cherchent à rendre leurs opérations plus durables.
Pour l’agriculture, le défi est de préserver la sécurité alimentaire avec une empreinte carbone minimale. Certains promettent même que l’agriculture, qui a toujours été un capteur aussi bien qu’un émetteur de Gaz à Effet de Serre (GES), pourrait atteindre en France la neutralité carbone.
Texte écrit par Emmanuel Leconte et Patricia Campion, de la communauté Jeriko investisseurs : Investisseurs – jeriko & co
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Le bilan carbone de l’agriculture
L’agriculture, en France comme au niveau international, est pointée du doigt comme l’un des secteurs contribuant le plus aux émissions de GES. On entend souvent que le secteur contribue à 25% des émissions, une proportion alarmante qu’on se propose ici d’analyser, au niveau mondial, Européen, et français.
Mais le chiffrage des émissions de GES est une question épineuse, en raison des enjeux politiques liés à toutes les questions touchant au changement climatique. De grandes puissances telles la Chine ou les USA, mais aussi les pays du Golfe, tentent de privilégier des méthodes de calcul qui minimisent leur contribution, alors que d’autres pays, victimes de catastrophes climatiques ou désireux de les éviter, souhaitent des calculs plus justes. Pour les chiffres par secteurs, des intérêts privés, par exemple ceux des grandes compagnies pétrolières, influent aussi, et sont contrés par ceux des ONGs de défense de l’environnement. Les chiffres avancés font l’objet de débats incessants.
Dans ce contexte, des normes internationales établies par l’IPCC (Panel Intergouvernemental sur le Changement Climatique) ont été mises en place et servent de référence. L’IPCC a créé une unité standard, la tonne équivalent carbone, qui attribue un “potentiel de réchauffement global” (PRG) sur 100 ans aux différents GES, et les ramène ensuite au CO2, qui sert d’étalon avec un PRG de 1. Le PRG du méthane (CH4) est de 25, et celui du protoxyde d’azote (N2O) de 298.
Dans cet article, nous utilisons donc les chiffres officiels issus d’organisations internationales ou du gouvernement français car ils sont réputés plus fiables que ce que pourraient produire des ONGs ou centres de recherche locaux et que c’est donc la référence la plus utilisée.
Au niveau mondial, les Nations Unies, par l’intermédiaire de l’IPCC et de la FAO (Food and Agriculture Organization) produisent les données de référence. Le graphe ci-contre donne leurs dernières estimations des volumes d’émission de l’agriculture.
Dans son rapport de 2014, l’IPCC avance bien un chiffre équivalent à 24%. Mais, comme illustré sur le graphe ci-contre, il englobe, en plus de l’agriculture, la sylviculture et d’autres types d’utilisation du sol dont les tourbières, au bilan carbone désastreux, et la déforestation.
Ces données globales masquent aussi les facteurs qui affectent les émissions nationales, et donc rendent le chiffre de 24% peu applicable localement. Le plus important est la diversité des systèmes agricoles et, en particulier, l’utilisation de la déforestation pour créer des terres agricoles. Et bien sûr, la taille du pays influence beaucoup les émissions. Les plus gros émetteurs sur le plan agricole sont l’Inde et la Chine (environ 650 Mt chacun), le Brésil (450 Mt), et les USA (360 Mt), tous des pays de grande taille.
Les chiffres de la FAO, un peu plus récents, montrent déjà un changement. On y voit, en regardant les données relatives ci-dessous, que la part de l’agriculture et autres utilisations du sol avait déjà diminué à 17% des émissions mondiales en 2018. La réduction est due à une diminution de la déforestation mondiale sur la période, mais aussi, malheureusement, à une forte croissance des émissions d’autres secteurs, qui occupent maintenant une part plus importante dans le bilan. Sur le plan régional et national, on voit donc que la structure de l’économie va affecter la place de l’agriculture. Un secteur énergétique très développé, comme aux USA, réduit automatiquement la part de l’agriculture, même si celle-ci y est très développée.
Il faut donc être prudent quand on veut comparer ces valeurs relatives d’un pays à l’autre. Ainsi, alors que les chiffres mondiaux classent l’agriculture comme deuxième source d’émissions (en données brutes) en Europe, l’agriculture se retrouve en cinquième position au classement des activités émettrices et représente un gros dixième des émissions nettes.
De plus, les chiffres européens et français, plus détaillés et plus récents, ne concernent que l’agriculture-élevage et indiquent les émissions brutes et nettes, qui prennent en compte le captage de carbone par l’agriculture qui est un élément différentiel à prendre en compte. Ci-dessous est indiqué le volume des émissions européennes et françaises :
En France, premier producteur agricole de l’Union Européenne, 5ème producteur mondial de blé et 6ème exportateur mondiale de denrées agroalimentaires, la proportion des émissions nettes nationales dues à l’agriculture se situe autour de 18%, ce qui en fait le troisième secteur plus émetteur (70,4 MteqCO2).
Enfin, un chiffre moins cité du rapport IPCC 2014 indique que le secteur agricole à lui seul était responsable, dans les années 2010, de 56% des émissions mondiales hors CO2 (voir graphe sur les émissions relatives).
- Le dioxyde de carbone provient de la consommation d’énergies fossiles sur les exploitations.
- Le protoxyde d’azote provient de l’utilisation d’engrais azotés, de la décomposition des résidus de culture et des effluents d’élevage (une fois épandus).
- Le méthane est issu de la fermentation entérique des ruminants et du stockage des effluents en fosse ou en fumière.
Cette prépondérance des autres GES est une spécificité de l’agriculture et particulièrement en France avec un secteur de productions animales très développé. L’élevage à lui seul y émet 39,3 MteqCO2, soit plus de la moitié des émissions agricoles totales.
Des baisses d’émissions déjà initiées
Sous la pression des objectifs fixés par le ministère de l’agriculture, les agriculteurs font évoluer leurs pratiques. Pour les cultures comme pour l’élevage, de nombreuses techniques sont maintenant utilisées ou à l’étude pour aider les agriculteurs à réduire les émissions de leurs exploitations.
- Une gestion adaptée du bétail et des effluents associés permet de diminuer les émissions de méthane des cheptels (par exemple, par la modification de l’alimentation des ruminants, la diminution des périodes improductives ou encore la couverture des fosses)
- Une gestion des terres cultivées avec des leviers qui permettent de réduire les émissions de protoxyde d’azote (optimisation de la fertilisation azotée, introduction de légumineuses dans les rotations qui diminuent les besoins en engrais minéraux et permet aussi le renforcement de l’autonomie protéique des élevages ou encore la sélection variétale)
- La diminution de la consommation d’énergie du secteur englobe des mesures d’efficacité énergétique et la généralisation de l’usage des énergies renouvelables en agriculture. Le développement de la bioéconomie constitue également un levier important pour réduire les émissions.
Et le bio ? C’est un sujet sensible sur lequel on manque de données fiables. Des études récentes indiquent que les émissions de monoxyde d’azote sont inférieures de 40% à celles des exploitations conventionnelles, ou 27% de moins par unité produite compte-tenu des baisses de rendement. Les émissions de dioxyde de carbone en systèmes grandes cultures bio sont inférieures de 48% à 66% à celles des exploitations conventionnelles, en raison de l’absence de fertilisation minérale (Guide FNAB Bio et Climat).
De plus, les baisses de rendement sont à relativiser. Le Rodale Institute de Pennsylvanie, qui conduit des études comparatives bio-conventionnel depuis plus de 40 ans, en conclut qu’après une période de transition, les systèmes grandes cultures bio sont compétitifs avec les systèmes conventionnels, et peuvent même être jusqu’à 40% plus productifs en période de sécheresse.
Un renforcement de la capacité naturelle à capter du CO2
Le développement du « puits agricoles » (c’est-à-dire le carbone absorbé par les sols agricoles) est central dans l’atteinte des objectifs climatiques, car il permet de compenser les réductions d’émissions incompressibles dans les autres secteurs de l’économie (voir cycle du carbone ci-dessous). Deuxième puits de carbone après les océans, les sols ont un rôle essentiel à jouer, et notamment les sols agricoles et forestiers.
Le principe consiste à accroître la biomasse produite pour capter plus de CO2 et à stocker ce dernier dans le sol de façon pérenne. Plusieurs pratiques sont reconnues pour leur capacité à maintenir et accroître la captation de carbone :
Les cultures intermédiaires (entre 2 cultures principales) permettent un stockage court de quelques mois où les cultures implantées vont stocker du carbone alors qu’un sol nu aurait eu un effet nul voire négatif. L’intérêt de cette technique est de récolter cette biomasse afin de la transformer en énergie verte et de continuer à stocker une partie du carbone sous forme de matière organique stable dans le sol (racines, restes de culture…)
Avec l’agroforesterie ou les haies, la durée de vie de l’arbre est le facteur qui va déterminer la durée de stockage. On peut considérer que plus l’arbre est vieux et plus il stocke du carbone mais on perçoit qu’arrivé à maturité, il peut être intéressant de récupérer le bois pour l’exploiter en lieu et place d’autres matériaux moins durables. (construction, chauffage, meubles, décoration…)
L’exploitation de la biomasse en énergie verte stocke le carbone à court terme et a surtout comme intérêt de se substituer à des gisements d’énergie fossiles qui n’ont pas d’impact GES s’ils ne sont pas extraits. A noter que l’utilisation des effluents d’élevage dans les méthaniseurs permet de récupérer le carbone sous forme de méthane. Dans ce cas, on utilise les effluents récemment produits, ce qui limite le dégagement de CH4 (lors du stockage) et on stocke le carbone d’une partie des résidus de cultures dans le sol.
Finalement, l’agriculture de préservation des sols combine moins d’émissions et plus de stockage. L’absence de labour en particulier permettrait un meilleur stockage de carbone par une moindre minéralisation des matières organiques due à leur meilleure protection physique dans les agrégats du sol et à des conditions plus froides et humides dans la couche de surface du sol. La suppression du labour, action fortement consommatrice de carburant fossile, permet en outre une baisse des émissions de CO2. Par contre, l’absence de labour augmenterait (souvent ??) les émissions de N2O en favorisant la dénitrification par une structure du sol plus compacte et une humidité souvent plus élevée, donc des conditions plus anoxiques » (Chenu et al, 2014).
Difficile de dresser un bilan exact de ces différentes initiatives tellement les imbrications et les interactions sont complexes. On peut simplement retenir que l’agriculture par nature a les moyens d’augmenter ses capacités à capter du carbone de façon naturelle mais pas dans des proportions suffisantes pour équilibrer les émissions.
Il convient donc de chercher d’autres pistes…
Une recherche constante de nouvelles initiatives
Une étude de l’INRA couvrant dix techniques différentes évalue le potentiel de stockage carbone par différentes pratiques d’utilisation des sols. Cette étude ne concerne que l’agriculture, hors forêt et cultures énergétiques. Elle ne retient que des pratiques qui ne modifieraient pas le système de production et qui ne réduiraient pas la production de plus de 10%. Les résultats des essais sont projetés sur la surface agricole totale concernée par chaque poste, pour évaluer le stockage total qui pourrait être effectué sur l’ensemble des terres agricoles.
En se basant sur cette étude, on arrive donc à un potentiel de stockage carbone par l’agriculture française qui se situerait entre 29,5 et 40,25 MteqCO2 à l’horizon 2030. En revenant au tableau initial, où l’agriculture-élevage produisait 70,4 MteqCO2 en 2019 et les prairies absorbaient 8 MteqCO2, et en supposant que la structure du secteur ne change pas de manière dramatique dans les prochaines années, on peut donc espérer que :
D’ici la fin de la décennie, la modification des pratiques agricoles pourrait absorber entre 53 et 68,5 % des émissions de l’agriculture-élevage en France.
Rappelons encore que ces chiffres fournissent un ordre de grandeur et non une information précise, définitive. Ils supposent que les agriculteurs mettent en place toutes les mesures testées, avec des résultats identiques à ceux de l’étude. Cela est peu probable, surtout en tenant compte que les mesures proposées peuvent entraîner jusqu’à 10% de baisse de revenu pour l’agriculteur. Mais même ainsi, ils nous montrent que la captation du carbone par l’agriculture peut aller beaucoup plus loin qu’en son état actuel. Ces mesures concernent les agriculteurs, mais ceux qui se lanceront auront besoin de l’appui d’un écosystème de services et d’innovation technologique pour réaliser la transition.
Emmanuel Leconte
- Producteur de salades depuis 1996 en France, en Espagne et en Tunisie,
- Cofondateur de Jeriko avec Olivier Tilloy, pour accompagner les entrepreneurs du secteur Agri-Foodtech
- Jeriko est un investisseur engagé dans la transition alimentaire et dans la transition agricole avec l’ambition de redonner à l’agriculteur un rôle positif sur la chaine alimentaire,
- A investi en 2022 dans Seederal (tracteur électrique), Nutropy (fromage avec des caséines bio-fermentées), Nudj (galettes végétales sans additifs et sans conservateurs), hyperplan (prévision et monitoring des récoltes par imagerie satellitaire)
- A aussi cofondé Verti pour déployer dans les pays émergeants les plus arides (Afrique Sub-Saharienne, Afrique du Nord, Moyen-Orient) des fermes d’Agriculture Verticale, économes en eau et en intrants, accessibles et faciles à opérer pour fournir des salades saines et fraiches cultivées localement
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