Les médias se sont fait un devoir depuis des mois de déplorer le retour de l’inflation et en particulier l’augmentation du coût du « panier de la ménagère » (formule pour le moins sexiste, comme si les hommes ne pouvaient faire ni les courses ni la cuisine !). Ils ont fini par accréditer que la nourriture est devenue hors de prix en France et que la faim guette les enfants des classes populaires… Précisément, l’INSEE annonce une augmentation de + 7,13 % des prix alimentaires en 2023. Et là-dessus, coup de théâtre : la FAO nous explique que les prix mondiaux des denrées alimentaires ont en moyenne baissé de – 13,7 % en 2023 ! Une apparente contradiction qui mérite un éclaircissement !
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La FAO mesure les prix des échanges mondiaux des matières premières, loin du « panier de la ménagère »
La FAO observe le commerce international des produits de base : céréales, huiles végétales, sucre, lait et viande. Crise climatique et tensions géopolitiques sont alors des facteurs majeurs de l’évolution des prix. Quand la Russie empêche l’exportation du blé, du maïs et du tournesol ukrainiens, leurs prix flambent, (voir mon article sur les conséquences alimentaires de la guerre en Ukraine) ; de même pour un incident climatique majeur dans les champs de canne à sucre brésilien, ou lorsque la grippe porcine provoque une hécatombe de cochons en Chine, ou lorsqu’un tanker s’échoue et bloque le canal de Suez. Récemment, on a pu voir que la perspective des élections en Inde a provoqué un arrêt des exportations de riz de ce grand pays ; les intempéries aux Vietnam ont aggravé la situation, et les prix du riz ont augmenté de 21 % en 2023, augmentant fortement la faim au Bangladesh (voir mon article sur le prix du riz).
Mais, à part le riz, presque personne n’achète et ne mange directement ce qui sort des gros cargos qui sillonnent la planète. La formation des prix alimentaires dans nos supermarchés est beaucoup plus complexe et cette donnée de base ne représente qu’un élément parmi beaucoup d’autres.
De plus, on peut observer que la baisse de 2023 ne représente que la moitié des hausses faramineuses de 2021 et 2022, comme on peut le voir sur ce graphique. Le réchauffement climatique et la guerre en Ukraine continuent à renchérir le prix de l’alimentation, et on ne peut qu’espérer qu’à la fin 2024 l’indice retrouve enfin les valeurs raisonnables de 10 années précédentes… En particulier pour le riz et le sucre, qui restent hors de prix.
On mange surtout des produits transformés en France, dans lesquels le poids des matières premières reste faible
A part l’autoconsommation des produits de son jardin potager, le français mange essentiellement des produits au minimum collectés, transportés et commercialisés (par exemple fruits et légumes), et très souvent transformés industriellement (par exemple du pain, des laitages), voire « ultra-transformés » (pizzas ou plats tout préparés, etc.). Les coûts de la main d’œuvre, de l’énergie, de l’emballage, du transport, etc. sont alors bien supérieurs à ceux des matières premières.
Prenons l’exemple de la baguette de pain, véritable emblème de la gastronomie française. Pour avoir une baguette chaude et croustillante au petit déjeuner, il a fallu que le boulanger se lève à 3 h du matin, son commis à 5 h et son épouse à 6 h. Il a fallu payer un loyer cher pour installer la boulangerie en centre-ville, et beaucoup d’énergie pour la cuisson dans un four à cuisson rapide. La vente à l’unité d’un produit qui coûte autour de 1 € nécessite énormément de main d’œuvre pour le fabriquer, l’emballer et rendre la monnaie. Sans oublier les transports, les impôts et l’amortissement du matériel. Bref, au bout du compte, il y a très peu de blé dans le prix final, à peine 5 à 8 %. Du coup l’indice du prix mondial de blé influe peu sur le prix final de la baguette, celui de l’électricité et des charges sociales est bien plus déterminant !
On a d’ailleurs pu observer que, lorsque les cours de cette céréale ont flambé au début de la guerre en Ukraine, ce n’est pas le prix de la baguette qui a augmenté, mais plutôt celui des pâtes et du cochon. Un porc charcutier mange un kilo de nourriture par jour, dont 600 g de céréales et 350 g d’oléo-protéagineux, et le poids de son alimentation représente les deux tiers de son prix final ! Les pâtes pour leur part sont des produits industriels, dont la fabrication est largement automatisée et la commercialisation s’effectue à la tonne, et donc la part de la matière première y est beaucoup plus importante que dans un produit purement artisanal comme le pain.
D’une manière plus synthétique, il existe en France un « Observatoire des prix et des marges des produits alimentaires », qui a rendu un rapport très fouillé au Parlement en 2019 sur le poids des différents acteurs dans notre alimentation. Il apparaît que, si on prend tout en compte l’ensemble des producteurs hexagonaux (agriculture plus pêche plus aquaculture) ne perçoivent que 6,5 % des dépenses alimentaires des français, soit deux fois moins que l’industrie, ou les services, ou le commerce, ou la restauration !
Si on prend quelques chiffres d’Agrimer de 2016, l’éleveur ne touchait que 0,25 € sur le kilo de yaourt payé 1,63 € par le consommateur, ou 3,53 € sur le kilo de jambon acheté 11 ;19 € ; le céréalier, lui, ne percevait que 0,35 € sur le kilo de pâtes payé 1,37 €.
Et ne parlons pas des produits exotiques comme le café, comme expliqué dans l’article « Le goût amer de l’exploitation du café dans le monde » : Dans un paquet de café moulu de 250 grammes commercialisé autour de 2 à 3 €, il y a environ 0,15 € pour le petit producteur.
Grâce à la Politique agricole commune, on mange pour pas cher en France
En fait, à bien y réfléchir, ce qu’on appelle « Politique agricole commune » en Europe est en fait une politique industrielle. L’idée générale est que, pour qu’il reste encore un peu d’industries compétitives en Europe, où les salaires sont beaucoup plus élevés que dans le reste du monde, et alors que le commerce international est libre, il faut fournir de la nourriture pas trop chère aux ouvriers et employés pour limiter les augmentations salariales qui nous feraient perdre des parts de marché. Mais en même temps on veut protéger notre agriculture, dont les coûts de production sont en général plus élevés que dans les pays du sud.
On a donc inventé ce système complexe dans lequel le consommateur ne paye qu’une partie des coûts de sa nourriture à la caisse du supermarché. Les céréaliers par exemple vendent depuis des décennies leur blé à la coopérative en dessous de leurs coûts de production. Pour qu’ils aient quand même des revenus, l’Europe leur octroie des subventions, lesquelles sont prélevés sur les impôts que payent les plus riches.
On peut par exemple observer une mobilisation très importante d’agriculteurs en Allemagne, pour tenter de sauvegarder leurs subventions sur le fuel… qui pourtant deviennent carrément obsolètes en ces temps de lutte contre le réchauffement, et alors même que la vraie solution ce serait l’arrêt du labour, activité pour eux la plus gourmande en énergie… Mais justement, compte tenu des prix auxquels ils vendent leurs céréales, ces subventions leurs sont tout simplement vitales.
Ceci permet aux européens de payer leur nourriture en moyenne au prix du moins disant mondial, tout en assurant qu’on en produise encore en Europe.
Donc, contrairement au ressenti de la plupart des consommateurs, la nourriture est remarquablement bon marché en France !
Relevons d’ailleurs que, depuis que le pain est si bon marché, les boulangers n’ont cessé de se diversifier pour proposer la plupart du temps plusieurs dizaines de produits (pain bio, tradition, de campagne, aux graines, au levain, au seigle, au maïs, au son, aux olives, aux noix, aux fruits, etc.), histoire de se faire un peu plus de marge. Dans les années 50 les boulangeries de village ne proposaient que trois versions : baguette, flute et miche ! Notons également ce renversement culturel étonnant : jusqu’au milieu du siècle précédent, le pain blanc était un luxe réservé au riche, le peuple mangeait du pain au son, brun ou noir, et aujourd’hui c’est l’inverse le pain blanc est devenu celui des pauvres !
Depuis les années 60, le temps de travail pour se payer un kilo de poulet a été divisé par quatre !
J’ai détaillé cette idée dans un article : La nourriture n’a jamais été aussi peu chère.
On peut voir que la part de l’alimentation à domicile dans les dépenses moyennes varie énormément suivant les pays. Déjà en Europe, on passe de 10-11 % entre l’Europe du nord, où on accorde peu d’importance à la gastronomie, à 14 à 15 % dans les pays méditerranéens, Grèce, Italie, Espagne, Portugal et France, où on aime se faire plaisir en mangeant en bonne compagnie. Mais on descend à 8, voire 6 % dans les pays anglo saxons rois de la malbouffe, alors qu’on reste « à l’ancienne » autour de 25 à 30 % en Russie, en Chine, au Mexique, etc. et carrément au-dessus de 40 % dans de nombreux pays « du sud » !
La disproportion des forces en France fait que ce sont les hypermarchés qui fixent les prix et la répartition des marges
La nourriture est une affaire de très grands chiffres. En France par exemple, nous sommes 67 millions à vouloir manger tous les jours des aliments produits par un peu moins de 400 000 agriculteurs. Mais en fait les vrais acteurs du marché sont beaucoup moins nombreux : il n’y a plus que quelques dizaines de milliers d’industriels, collecteurs et transformateurs. Et en bout de chaine seulement 4 à 5 acheteurs de grandes chaines de supermarchés contrôlent à eux seuls plus de 70 % de la nourriture ! La disproportion des forces est gigantesque.
Bref, inutile de dire où se situe le réel pouvoir, et en particulier la capacité à s’approprier la marge ! On le voit chaque année lors des périodes de négociation des prix, où ces acheteurs convoquent les différents acteurs pour les obliger à accepter leurs conditions chaque fois plus drastiques… avec la menace ultime, celle du « dé-référencement », sachant qu’ils deviennent de plus en plus souvent eux-mêmes des producteurs de produits de base, et qu’ils ont le loisir de s’approvisionner dans l’ensemble du vaste monde, et pas seulement en France.
Dans nos économies libérales, les gouvernements s’abstiennent soigneusement d’intervenir dans ces négociations, au nom de la « libre concurrence »… ou alors seulement à la marge, comme récemment lorsqu’ils ont interdit aux supermarchés les ventes à perte, ou tenté de limiter la mise à la poubelle des produits qui approchent de leur date de péremption…
Il est bien difficile de prévoir l’évolution des prix
Nombre de semis de céréales d’hiver sont à refaire purement et simplement en France cette année, car les anciens ont été saccagés par les inondations de fin d’année. Mais il faudra attendre que les champs soient un peu asséchés, et pas trop gelés pour ce faire. Du coup les récoltes risquent d’être moins abondantes et plus tardives, alors que les coûts de production ont augmenté (et va-t-on tout simplement avoir assez de semences pour semer ainsi deux fois ?). Mais à l’autre bout de la saison, qui peut prédire l’ampleur des sécheresses qui auront lieu avant les moissons ? Il est donc impossible de prévoir l’ampleur de la récolte française de l’année 2024.
Ce risque, inhérent à l’activité agricole, est commun à tous les pays. Que va-t-il se passer dans les champs en Argentine, au Brésil, au Kazakhstan, en Russie, au Canada, en Ukraine, en Inde, en Chine ? Y aura-t-il des catastrophes climatiques dans l’une ou l’autre des grandes plaines céréalières ? La récolte mondiale sera-t-elle cette année plus forte que la demande ?
Remarquons qu’en 2023 le phénomène « El Nino » a fait chuter gravement la production de sucre en Inde et en Thaïlande, alors que le premier producteur mondial, le Brésil, n’est pas au mieux de sa forme. résultat : le cours du sucre s’est envolé, jusqu’à atteindre son plus haut niveau depuis 2011.
Du point de vue géopolitique, les cargos céréaliers pourront-ils circuler en mer noire ? La tension en mer rouge obligera-t-elle ces derniers à renoncer à passer par le canal de Suez ? Après les élections, l’Inde va-t-elle lever son embargo sur ses exportations ?
Du point de vue sanitaire, y aura-t-il une épidémie mortifère chez des animaux gros consommateurs de céréales, poulets ou porcs, qui influera fortement sur la demande de grains ?
Comment va évoluer ma demande de céréales pour fabriquer des biocarburants, compte tenu de la montée en pression internationale des véhicules électriques et hybrides ?
Il est donc quasiment impossible de prévoir quel sera le cours des céréales à une échéance aussi rapprochée que celle de l’été 2024 ! De même pour les autres composantes des prix alimentaires, en particulier le prix de l’énergie…
Donc, même si la demande médiatique est très forte pour que les politiques ou les experts annoncent si les prix alimentaires vont se stabiliser ou non, la vérité est… qu’on n’en sait rien !