Plusieurs journalistes mont demandé dintervenir récemment sur le thème des insectes. Sujet à la mode : va-t-on être obligé de se mettre en France à la brochette de sauterelles, ou, pire, à la bouillie de vers de farine ? Croustillant et fantasmatique à souhait, le sujet fait assurément vendre du papier et gagner des auditeurs ou téléspectateurs !
Brochettes de scorpions, grillade de vers de bambous ou tarte aux vers ? Bon appétit !
Pour survivre, lhomme a besoin dabsorber des protéines. Pendant des millénaires, cétaient surtout des protéines végétales, via en particulier les merveilleuses légumineuses (pois, haricots, lentilles, arachide, soja, etc.). Les « grandes » civilisations sont souvent celles qui ont su trouver les meilleures associations céréales-légumineuses, nourriture équilibrée qui leur a permis de gagner des guerres sur ceux qui mangeaient moins équilibré (riz-lentilles, riz-soja, couscous-pois chiches, maïs-haricots, maïs-pois secs, etc.). Ces associations traditionnelles sont en effet particulièrement diététiques : linteraction de leurs différents constituants dans l’estomac les rend meilleurs pour la santé que ce quils apportent séparément.
Mais tout cela reste, à la longue, bien monotone, et rien ne vaut la viande (ou le lait, ou les ufs) pour apporter du goût et de lappétit ! Cest pourquoi, partout où lon senrichit, sous toutes les latitudes, cultures et religions, lorsque le niveau de vie décolle, on augmente fortement sa consommation de produits animaux, pour manger « comme des riches » en prenant une sorte de revanche sociale. Au cours des dernières décennies, la consommation de viande dans les pays en développement a augmenté de 5 % à 6 % par an (particulièrement la volaille) et celle des produits laitiers de 3 % à 4 % par an. Dans certaines cultures, comme la chinoise, il sagit surtout de viande (les chinois sont passés de 14 kg/hab/an en 1980 à 60 aujourdhui, tout en doublant leur population !), dans dautres, comme en Inde, surtout du lait (car la croyance en la réincarnation les décourage de manger de la viande). En Europe et en Amérique, cest viande et lait et uf et poisson : 85 kilo de viande et 90 kilo de lait par français et par an (deux fois plus que dans les années 50, trois fois plus que dans les années 20), ainsi que 250 ufs et 35 kilos de poisson (contre 10 en 1950).
En matière de viande, il convient de distinguer les animaux « monogastriques » qui mangent « comme nous » principalement des céréales (maïs, blé, etc.) et des légumineuses (soja, colza, etc.) : poulet, lapin, canard, cochon, etc., qui sont donc en concurrence directe avec nous, des « ruminants », qui mangent ce que nous ne mangeons pas, de lherbe ou des feuilles : vaches, zébus, chèvres, moutons, chevaux, chameaux, etc. Au début les seconds ont eu évidemment la préférence (on comprend que la Bible des juifs préférait la chèvre au cochon, dans un Moyen-Orient relativement pauvre en céréales).
Le problème est que, dorénavant, on arrive dans de nombreuses régions à dépasser le nombre de ruminants « écologiquement soutenables ». Chaque nouvelle chèvre dans les pays arides sempresse de manger les dernières touffes dherbes et les derniers arbustes, et le Sahel se transforme en Sahara, la Mongolie en désert de Gobi et lAustralie en un immense désert.
Chèvres dans le Sahel
En Europe, on préfère la vache et le buf, mais cest finalement pareil : tout allait bien quand le charolais broutait tranquillement les prairies du Massif Central (où lon ne peut pas cultiver efficacement le blé), mais en Normandie, après avoir tenté de nourrir les vaches aux farines animales, on les élève dorénavant
au maïs et au soja, les transformant en concurrents alimentaires ! Cest ainsi que la moitié du blé récolté dans le monde et les deux tiers du maïs et du soja ne servent plus à nourrir directement les 7 milliards dhumains, mais les 20 milliards de bestiaux quils élèvent ! Même sans être exagérément Malthusien, on peut estimer que tout cela va nécessairement arriver à une limite « naturelle ». Songeons que, pour nourrir les animaux de lEurope de lOuest, on emploie 20 millions dhectares en Amérique pour cultiver du soja, léquivalent de la surface agricole française ! Il faudra bien un jour quon se contente délever en Europe les seuls animaux quon pourra nourrir avec les végétaux européens !
Cest que « lusine à viande » est très peu efficace, en particulier parce que ce que nous aimons manger, ce sont les animaux à sang chaud, qui consacrent donc une grande partie de leur nourriture à se
chauffer. Il faut de lordre de 4 kilos de végétaux pour faire un kilo de poulet, 6 pour un kilo de cochon et 11 pour faire un kilo de buf (car ruminer prend beaucoup dénergie). On narrivera donc jamais à nourrir les futurs 9 ou 10 milliards de terriens quon nous annonce pour 2050 suivant la gastronomie française, à coup de 85 kilos de viande et 90 kilos de lait chacun ! Il faut donc nécessairement aller vers des animaux à meilleur rendement. Et donc vers des élevages danimaux à sang froid, qui consacrent lessentiel de leur nourriture pour grandir sans se chauffer, principalement les poissons et crustacés et les insectes.
Pour le poisson, il faudra évidemment privilégier les poissons herbivores aux carnivores (pas de chance ce sont les derniers quon aime, car les autres sentent la vase et sont plein darêtes !). Quand on aura éclusé les derniers anchois et sardines du Pacifique Sud, les élevages de saumon de la mer de lAtlantique Nord fermeront purement et simplement ! Il nous restera la carpe et le tilapia, déjà élevés massivement en Chine, et aussi la crevette, éboueur des mers chaudes qui se nourrit de tout ce qui tombe au fond de leau, algues et déchets de poissons pourvu quelle soit confortablement installée dans une eau salée à 28°. Il est donc probable que la consommation de crevettes va encore augmenter fortement, en provenance des côtes tropicales comme aujourdhui, ou des nouvelles fermes qui vont voir le jour en Bretagne, dans des bâtiments isothermes à énergie éolienne ou solaire, où lon transformera le soleil et les déchets de lagroindustrie régionale en protéines ! (A ce sujet voir dans ce blog larticle « Mettre le soleil au travail » qui présente le projet MARTROP).
Restent les insectes. Ils se reproduisent à une vitesse effarante et en gros nont besoin que de deux kilos de végétaux pour produire un kilo de protéines dexcellente qualité. Une merveille de la nature. Mais, problème, ils ne font pas partie de nos habitudes alimentaires, contrairement à celles de pays comme la Thaïlande, la Chine ou Madagascar où lon déguste avec gourmandise des brochettes de sauterelles, de vers ou de scorpions. Tout cela peut changer avec le temps. Songeons que si les sauterelles rebutent les français, ils avalent avec bonheur escargots et grenouilles, qui sont « objectivement » bien plus dégoutants pour le reste des terriens. Rendez-vous dans deux ou trois générations !
Au Laos et en Thaïlande, on consomme plus de 200 espèces dinsectes
A court terme, le plus probable est que les insectes avanceront masqués. On les élèvera à labri des regards, puis on les grillera ou les ébouillantera tout aussi discrètement, avant de les transformer en poudre riche en protéines, laquelle servira dingrédient de base à lagroindustrie pour nous proposer des plats cuisinés « riches en protéines animales ». Il est dont à parier que dans vingt ans, on mangera tous des pizzas, des barres chocolatées, de la sauce bolognaise, voire des hamburgers, etc. bourrés de poudre dinsectes aromatisée. Et bien entendu, sur les emballages on lira sans sourciller « protéines animales 5% », tout comme on lit actuellement « huiles végétales » qui nest autre que le nom politiquement correct de lhuile de palme de mauvaise réputation. Ce sera excellent pour la santé des enfants des classes populaires, car diététique et peu onéreux.
A la fin, la légendaire créativité de nos chefs finira par en transformer certains en produits gastronomiques recherchés. Rappelons-nous que quand Parmentier (le vrai, Antoine-Augustin !) a tenté dintroduire la pomme de terre en France, personne de voulait de cet aliment sale et souterrain, uvre du diable, tout juste bon pour les cochons, et que les prêtres disaient quil fallait en rester au blé, aliment aérien, divin, digne de devenir le corps du Christ. Son génie marketing lui a permis de contribuer à éradiquer les famines dans notre pays et de devenir un héros du panthéon national. De la même manière, les insectes contribueront sans doute à améliorer de façon significative la diète alimentaire des classes populaires, françaises et mondiales ; on cherche donc le futur Parmentier des insectes !