4 tonnes d’eau tous les jours dans mon assiette

Quand on commande un café, on n’a pas l’impression de boire beaucoup d’eau, surtout s’il est « serré », à tel point qu’on le commande souvent avec un verre d’eau. Mais beaucoup de gens seraient surpris s’ils réalisaient que pour produire ce café, il a fallu dépenser 140 litres d’eau, l’équivalent d’une baignoire. Eau virtuelle bien sûr, toute l’eau qu’il a fallu utiliser pour que le caféier pousse, produise ses branches, ses feuilles, ses fleurs, et en fin de course la petite graine qu’on a torréfié. Sans oublier la transpiration de la canne à sucre pour produire sa sève dont on a extrait le sucre. Pire pour le chocolat, dont on ne mange même pas toute la graine, mais seulement le beurre qu’on en extrait.

Tasse de café avec café

Le café, c’est issu de la graine de caféier, lequel boit beaucoup d’eau !

Vu comme ça, une tasse de thé c’est nettement moins vorace ! Le Camellia sinensis, lui, nous offre ses feuilles et non pas ses graines, et bien entendu, il produit beaucoup plus de feuilles que de graines, ce qui fait que dans une tasse de thé il n’y a « que » 40 l d’eau, presque quatre fois moins que dans la tasse de café.

Cette notion d’eau virtuelle était au cœur d’une séquence télé que j’ai enregistrée le 7 mai au marché d’Aligre à Paris ; nous nous sommes promenés avec Marie Drucker au milieu des étals en devisant sur la quantité d’eau qu’il fallait pour produire ce que l’on y voyait, dans le cadre de la préparation d’une émission qui passera sur France 2 au début de l’année 2015 : « Nous et l’eau ».

Le moins « coûteux » évidemment c’est le légume : quand on mange une salade, une carotte ou une asperge, on mange l’essentiel de la plante elle-même. Pourtant, toute personne qui a porté des arrosoirs dans un jardin potager se souvient qu’il en faut de l’eau pour produire une laitue ! Bref, il faut quand même compter 200 à 300 litres d’eau par kilo de légumes…

Marché-dAligre 2

Le légume, plus rentable que le fruit, ou la graine !

Évidemment, la situation se gâte quand on passe au fruit, puisque là on ne mange qu’une toute petite partie de la plante qui auparavant a consommé beaucoup d’eau pour fabriquer du bois, des feuilles et les fleurs. Comptons 40 à 50 litres d’eau par simple pomme ou orange, plus d’une demi-tonne par kilo. Quand on passe au jus, évidemment on concentre encore, et là il faut bien imaginer qu’on est autour de la tonne d’eau (7 baignoires !) pour obtenir 1 litre de jus d’orange.

Il se passe la même chose pour les graines : pour pouvoir accéder aux grains de blé, de maïs ou de riz, il a fallu faire pousser toute une plante, laquelle a, au sens strict, beaucoup transpiré pour pousser (puisque c’est en fait la transpiration de la plante qui est son « moteur », celle qui permet à la sève de monter par capillarité en luttant contre la pesanteur terrestre). En gros, il faut compter 1 tonne d’eau par kilo de céréales ! Vu comme ça il est inutile de chercher à tremper sa tartine : elle contient déjà (virtuellement) 40 à 50 litres d’eau !

Quand on passe aux produits élaborés, on augmente évidemment la concentration : pour pouvoir produire de la viande ou du fromage, il a fallu nourrir pendant des mois sinon des années les animaux concernés et ils ont bien évidemment consommé eux-mêmes indirectement toute l’eau qui a été nécessaire pour faire pousser les plantes qu’ils ont mangé. De ce point de vue-là, le poulet est relativement économe, puisqu’il ne faut qu’entre 3 et 5 kg de végétaux pour produire 1 kg de poulet. Réalisons néanmoins que dans un poulet de 2 kg, il y a virtuellement 8 tonnes d’eau !

Sous cet aspect, l’animal le moins rentable c’est la vache : pour produire 1 kilo de steak, a fallu utiliser 12 tonnes d’eau, pour 1 litre de lait 1 tonne, et donc, pour 1 kilo de fromage, 5 tonnes (soit la contenance de 35 baignoires !)…

Mais entendons-nous bien : lorsque la pluie tombe sur les monts d’Auvergne, elle fait pousser de l’herbe et c’est très heureux puisqu’on ne peut pas y faire pousser de céréales. Le bœuf y rumine paisiblement et nous donne sa viande, tout va bien pour la nature ! (Sauf pour le bœuf…) Ça n’est pas du tout ce qui se passe dans les élevages intensifs où on a transformé les herbivores en granivores en les nourrissant au maïs et au soja. D’une part cela introduit une concurrence énorme sur la nourriture que les hommes peuvent manger directement, et d’autre part cela introduit une ponction de plus en plus importante sur nos ressources en eau.

Or ces ressources sont limitées puisque 97 % de l’eau disponible sur terre est salée, et donc ne sert à rien pour l’agriculture, et que les deux tiers de l’eau douce est inaccessible : gelée dans les glaciers et les banquises, ou enfouie dans des nappes trop profondes. L’eau dont on parle, l’eau douce accessible et utilisable, ne représentent donc que 1 % de l’eau de la planète et elle est malheureusement très mal répartie. Or cette eau sert essentiellement à manger, en moyenne à raison de 70 % de ses utilisations (de ce point de vue, l’eau pour se laver les dents ou pour la chasse d’eau des toilettes est finalement assez anecdotique). D’où la question, loin d’être anecdotique : aurons-nous assez d’eau pour manger demain, lorsque nous seront 9,6 milliards de terriens, et qu’il aura fallu augmenter de 70 % la production agricole mondiale ?

Dans un pays privilégié par la nature comme la France, on n’est pas inquiet : on a de l’eau et ça n’est pas prêt de s’arrêter… Regardons quand même l’avenir ! Avec le réchauffement climatique nous risquons de manquer d’eau assez souvent pendant l’été dans la moitié sud de la France, et il faut donc commencer à changer nos habitudes. Commençons donc par mettre davantage de carottes et un peu moins de viande dans notre bœuf-carottes, ça l’allègera virtuellement !

Songeons qu’en France, dans l’agriculture irriguée, nous avons pris des habitudes de gabegie. Il nous faut maintenant apprendre des pays chauds et secs où les agriculteurs comptent chaque goutte d’eau depuis des siècles : Israël, l’Égypte, les pays du Sahel etc. On a déjà fort heureusement arrêté d’inonder purement et simplement nos champs, pour passer à l’arrosage par aspersion. Il nous faut maintenant passer systématiquement à l’arrosage de nuit et à la couverture permanente des sols, qui diminuent considérablement l’évaporation. Et surtout, il faut passer à l’arrosage souterrain par goutte-à-goutte. Mais aussi choisir de faire pousser des plantes originaires de pays arides, et donc moins gourmandes en eau, comme le sorgho, plutôt que de systématiser la culture de plantes originaires de pays humides, comme le maïs, qui nécessitent d’importants apports d’eau justement dans les périodes où on en manque, entre juin et septembre.

En revanche, quand on exporte notre blé au Moyen-Orient, il faut imaginer que l’on exporte aussi 1 tonne de notre eau de pluie du printemps pour chaque kilo échangé. Songeons que l’Europe et l’Amérique du Nord envoient ainsi chaque année dans cette région, condensée indirectement sous forme de céréales, l’équivalent de l’eau que l’Égypte ponctionne sur le Nil. Et que pour nourrir nos poulets et nos cochons, nous importons en France sous forme de soja et de maïs énormément d’eau d’Argentine et du Brésil.

Prenons donc conscience que si nous buvons directement 1,5 litres d’eau tous les jours, nous en consommons en fait de 120 à 150 litres pour nos activités domestiques (la douche, la vaisselle, la chasse des toilettes, etc.)… et 4 000 litres virtuellement dans notre assiette. Sans compter que chaque feuille de papier coûte 10 litres d’eau, chaque jean 11 tonnes, etc. Un français moyen carnivore, buveur de café, adepte de la mode vestimentaire, etc. consomme en fait entre 50 et 100 fois son propre poids d’eau tous les jours ! Il est temps de se raisonner.

 

A propos BrunoParmentier

Bruno Parmentier : Consultant et conférencier sur les questions d’agriculture, alimentation, faim dans le monde et développement durable. Président ou administrateur d’ONG et de fondations. J'ai dirigé de 2002 à 2011 le Groupe ESA (École supérieure d'agricultures d'Angers). Ingénieur des mines et économiste, j'avais auparavant consacré l'essentiel de mon activité à la presse et à l'édition. J'ai eu ainsi l'occasion de découvrir à l'âge mûr et depuis un poste d'observation privilégié les enjeux de l'agriculture et de l'alimentation, en France et dans le monde. Il en est sorti quatre livres de synthèse, un sur l'agriculture, l'alimentation, la faim et le réchauffement climatique. Des livres un peu décalés, qui veulent « sortir le nez du guidon » pour aller aux enjeux essentiels, et volontairement écrits avec des mots simples, non techniques, pour être lisibles par des « honnêtes citoyens ». Ce blog prolonge ces travaux et cette volonté d'échange. Il est également illustré par une chaine YouTube http://nourrir-manger.com/video
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5 réponses à 4 tonnes d’eau tous les jours dans mon assiette

  1. bravo Mr Parmentier
    toujours un plaisir de vous lire (et de vous voir).
    détail de forme : coquille sur le paragraphe qui est répété deux fois (j’aime bien que les lecteurs de mon blog me fasse un retour en cas de bug)

    j’aimerai bien avoir votre avis sur le risque de crise de la faim dont à fait référence Virginie Garin hier (http://t.co/z1mRQ9UtNL)

    A très bientôt

    Jean-Luc

    • Bruno Parmentier dit :

      Merci pour le signalement de la coquille.
      Je suis d’accord avec Virginie Garin ; la production mondiale de céréales est très tendue et les stocks trop bas ; nous sommes en permanence à la merci d’incidents climatiques (USA) et sociaux (Ukraine).

  2. Louis Dupont dit :

    Bonjour M. Parmentier, article encore très intéressant. Deux remarques après lecture :
    1) j’élève des poulets, je les mange. Ils boivent l’eau de mon puits, mangent des céréales irriguées avec l’eau du ciel, qui serait tombée quelle que soit la couverture du sol. Que je mange ou pas mes poulets, quel impact pour la planète en termes de consommation d’eau ? Et si j’élargis à l’élevage tel que pratiqué en France, la conclusion change peu. Tant que l’eau utilisée est de l’eau de surface, que le niveau des nappes reste stable à long terme… Pourquoi même ne pas capter toute l’eau douce avant qu’elle ne se jette dans la mer ?
    2) Sur l’exportation de notre eau en Egypte… Au fond, puisque nous avons la chance d’être relativement riches en eau, n’est-ce pas logique d’en devenir exportateur vers les pays qui en ont moins ? Autrement dit, arrêtons de boire du café, buvons de la chicorée, mais exportons davantage de blé en Egypte !
    Louis D

  3. Louis Dupont dit :

    Et troisième idée, à relecture : l’argument sans cesse avancé du « 12t d’eau par kg de steak » m’agace un peu. J’habite en zone Comté. Les vaches sont nourries à l’herbe en été, au foin et regain en hiver. Seul le soja de leur ration est probablement importé et irrigué. Mais pour une vache de réforme de 5 ans, qui a probablement consommé moins de 500 kg de soja, et qui produit 350 kg de carcasse (donc 1,5 kg de soja par kg de carcasse à la louche), je doute qu’on arrive à 12t d’eau…
    N’est-on pas dans une sorte de manipulation malsaine lorsqu’on avance ces chiffres ? Certes votre paragraphe sur « la pluie sur les monts d’Auvergne » vient mettre de l’eau dans votre vin. Mais sérieusement : même avec des vaches « granivores », le raisonnement est le même ! On perd bien sûr énormément en efficacité (kg de céréales par kg de viande produit), mais l’argument sur l’eau est racoleur. Les céréales et l’ensilage produits par nos voisins de Haute-Saône ne demandent, comme nos pâtures jurassiennes, que l’eau qui tombe du ciel.
    Cordialement,
    LD

  4. Den B dit :

    Intéressant, l’eau vue sous cet angle !
    Mais est-on prêt à nécessairement replacer nos actes dans le contexte mondial alors que les politiques ne regardent que leur prochaine élection locale?
    Du temps va passer…
    Merci pour cet éclairage.

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