Avec un taux de croissance de 10% par an, le bio est un secteur en plein développement. Auparavant plébiscités par une élite bobo urbaine, les produits bio, désormais vendus dans tous les supermarchés, séduisent le grand public.
Texte paru dans Atlantico le 21 avril 2016
- En l’espace de quelques années, le nombre d’ouvertures de magasins bios, ou de rayons bios dans les grandes surfaces a explosé. Dispose-t-on de chiffres précis ? Peut-on aujourd’hui parler d’un marché du bio ? Quelles transformations a-t-il connu au cours des dernières années ?
Bruno Parmentier : D’après l’Agence française bio le développement du bio en France est incontestable ; en 2015, il a pesé 5,5 milliards d’euros, avec un taux de croissance de 10 % par an, bien rare par les temps qui courent. Les 2/3 des français déclarent dorénavant manger du bio au moins une fois par mois, dont 10 % tous les jours. Coté agriculture, l’évolution va dans le même sens : la production bio a concerné en 2015 28 725 fermes, une augmentation de 8,5 % en un an, et 1,3 millions d’hectares.
Forte croissance, certes, mais on peut également observer que tout cela reste néanmoins très minoritaire. En surface, on en est toujours à une peu moins de 5 % du territoire agricole, et les 5,5 milliards de chiffre d’affaires sont à comparer aux 140 milliards de nourriture dépensés à domicile augmentés de 58 milliards au restaurant (le tout hors boissons). Bref on parle là d’environ 4 % de la nourriture des français : le non-bio continue donc à représenter 96 % de la nourriture des français et 95 % des surfaces agricoles !
Il s’agit d’une consommation intermittente. Dans le temps : le dimanche midi quand on reçoit des amis, on est nettement plus regardant que le lundi soir quand on rentre crevé du boulot ! Mais aussi suivant les produits : les produits bios les plus consommés sont les légumes, et un peu moins les fruits (pour 78 % des personnes interrogées, mais ce chiffre est en baisse) ; suivent les produits laitiers (65 %) et les œufs (53 %). Mais ces chiffres baissent à 31 % pour le pain, 20 % pour l’huile ou le bœuf, et 16 % pour la charcuterie et le vin.
On peut noter que le bio dépasse maintenant la consommation alimentaire ; il concerne également la lessive, les produits vaisselle, les produits d’hygiène ou de jardinage, et progressivement le textile. 82 % des « consommateurs de bio » déclarent avoir acheté au moins un produit bio non alimentaire dans l’année (ce qui néanmoins représente encore une très faible part de marché !).
- Que sait-on des consommateurs de bio ? Dans quelle mesure s’agit-il encore avant tout d’une élite « bobo » ? Quels éléments permettent de mieux identifier le profil sociologique de ces consommateurs ? A-t-il évolué ?
Bruno Parmentier : Le changement essentiel de ces dernières années est que le bio sort du cercle restreint des « intellos-bobos » de centre-ville fréquentant les magasins spécialisés et les marchés ou acheteurs de « paniers » puisque dorénavant 81 % des consommateurs disent en acheter en grandes surfaces, lesquelles vendent dorénavant près de la moitié du bio. Elles s’y sont toutes mises, même en banlieue… où le rayon « halal » leur rapporte en général davantage.
Les grandes surfaces commercialisent dorénavant la moitié du bio
Bien évidemment les différences sociales, générationnelles et géographiques perdurent. Les plus gros consommateurs sont les plus de 50 ans, à revenus supérieurs à la moyenne, habitant Paris et sa banlieue ouest, le Sud-est ou l’Ouest, et les femmes un peu plus que les hommes. A l’inverse les non consommateurs les plus fréquents sont des 25-49 ans à revenus faibles habitant la banlieue est de Paris, le Nord et l’Est… Mais ces différences s’estompent année après année, en particulier depuis que ces derniers croisent régulièrement ces produits dans leurs supermarchés.
Mais il faut quand même distinguer les puristes des occasionnels (comme je l’ai fait dans mon ouvrage Manger tous et bien). Les bio « puristes » ou exclusifs considèrent cette forme de consommation comme un mode de vie. Valorisant au plus haut point la nature et le naturel, l’artisanal et le rustique, la pureté, la solidarité, la santé et l’écologie, il s’agit d’une petite minorité dont les pratiques et le style de vie se veulent d’abord en rupture avec les normes dominantes. On peut réellement parler dans leur cas de « conversion » au bio, et c’est parmi eux qu’on trouve les consommateurs quotidiens. Mais la majorité des consommateurs peuvent être qualifiés de « bio intermittents » ; il s’agit chez eux d’inflexion vers le bio plutôt que de conversion. Par exemple, ils mangent bio chez eux le week-end, mais ils sont nettement moins regardants au restaurant en semaine ; ils cuisinent différemment les produits bio des autres, réservant par exemple au bio la consommation de légumes crus ; ou encore ils privilégient le bio pour certains types de produits, par exemple la viande, le lait et les œufs, s’ils ont été impressionnés par certains scandales touchant les produits animaux (voire les œufs bio pour manger à la coque, et les ordinaires, moins chers, pour les autres formes de consommation), ou bien les légumes et les fruits s’ils sont plus sensibles aux campagnes contre l’utilisation des pesticides. Ces gens-là mangent souvent « de tout » : du local, de l’équitable, du label, du traditionnel, du vite fait, du pas cher, de l’exotique, du pratique, etc.
- A quels arguments sont sensibles les différents publics qui se tournent vers le bio ? Quelle est la marge de progression de ce marché dans les années qui viennent ?
Bruno Parmentier : Auparavant on se mettait au bio à la suite d’un événement personnel : accident, maladie, déménagement, départ à la retraite, naissance d’un enfant, etc. Le bio faisait partie des bonnes résolutions pour tenter de reprendre le contrôle de sa vie. La motivation essentielle était la santé. Et de fait 89 % des consommateurs de bio estiment toujours que les produits biologiques sont meilleurs pour la santé, alors qu’ils ne le sont que… par ricochet. L’agriculture biologique a d’abord pour but de mieux respecter la planète. Et donc ces consommateurs estiment qu’une terre plus saine produira nécessairement un produit plus sain, lequel nous donnera une meilleure santé ; ce qui reste un raccourci souvent vérifié, mais pas automatique : les produits « naturels » peuvent aussi avoir des maladies « naturelles » qui restent de vraies maladies (n’oublions pas que le dernier scandale alimentaire en Europe été celui des graines bios germées allemandes, qui ont tué plus de 50 personnes en 2011, nettement plus que la célèbre « vache folle !). Sans oublier que les bios utilisent également des pesticides « autorisés » comme le soufre et le cuivre, qui n’ont rien de « naturel »…
Mais cette motivation de santé a été dorénavant rejointe par celle de la préservation de l’environnement, citée par 90 % des consommateurs, preuve qu’elle devient un souci de plus en plus largement partagée dans notre société. Les débats incessants comme celui autour du réchauffement climatique provoquent donc une prise de conscience plus importante.
Les autres arguments sont l’hédonisme (72 % des consommateurs de bios estiment que ces produits ont un meilleur goût), et… l’emploi, cité également par 72 % ; cette évocation d’un problème majeur de notre société est parfaitement légitime puisque le bio représente déjà 100 000 emplois en France et qu’on produit bio « contient » presque deux fois plus d’emploi qu’un produit conventionnel ! Actuellement on estime que la filière représente 10 % de l’emploi agricole sur ses 5 % de surface, et emploie également davantage de main-d’œuvre dans la transformation et la distribution… d’où le prix en général sensiblement plus élevé pour le consommateur, qui est ainsi solidaire de la planète, de sa région et de ses contemporains. D’autant plus que nos producteurs ont rattrapé leur retard : alors qu’en 2009 la France importait 62 % de ses produits bios, on n’en est plus en 2015 qu’à 24 %, et pratiquement plus d’œufs, de laitages ni de viandes…
Mais au total, il faut bien se dire que le bio, tout comme le « local » et « l’équitable », sont beaucoup plus des mouvements culturels que des secteurs économiques. Ils restent très minoritaires dans l’économie française, comme on vient de le voir, mais pas du tout dans les conversations des français. En caricaturant on pourrait dire que 5 % de la nourriture représente 70 % des conversations ! Ils sont une réponse à l’artificialisation de nos vies urbaines coupées de la nature et de nos racines, et représentent avant tout une recherche de sens et de réappropriation de notre vie morcelée, déshumanisée et une réponse au sentiment d’impuissance par rapport à la mondialisation et la financiarisation de nos sociétés. Plus on estimera nos gouvernements incapables de peser sur les vrais problèmes, et la société injuste, et plus on aura envie de manger « bio-local-équitable ». Même si dans les faits, on se laisse quand même aller trop souvent au trio concurrent : « vite fait-pas cher-pratique » !