Peut-on se passer d’engrais minéraux ? Comment ?

On peut observer une raréfaction et un renchérissement considérable des engrais minéraux (azote, phosphore, potassium), depuis la reprise des affaires à la sortie de la crise COVID, mais surtout depuis l’invasion de l’Ukraine par la Russie, et les blocus qu’elle a entraîné. Cette crise, qui affecte de plein fouet l’agriculture mondiale, oblige à se reposer la question : peut-on se passer, entièrement où partiellement, d’engrais minéraux pour nourrir correctement les 8 milliards d’habitants de la planète ? Faisons le point sur cette question essentielle. Car si la Nature n’a pas besoin d’engrais, l’agriculture intensive a du mal à s’en passer pour nourrir les 8 milliards de terriens, et les 10 qui s’annoncent.

La Nature n’a pas besoin d’engrais

Les 2 systèmes de production de matières végétales les plus efficaces au monde, la prairie naturelle et la forêt tropicale, n’ont jamais connu la charrue ou l’épandeuse d’engrais ; la Nature arrive très bien à se débrouiller toute seule pour gérer tous les éléments minéraux dont ont besoin les plantes pour leur croissance.

Calculs de l’auteur à partir de chiffres Roullier – Timac Agro, musée Minerallium de St Malo

Car les plantes, comme les humains, ne vivent pas seulement d’amour et d’eau fraîche,… et de carbone ! Même si ces éléments sont très importants. Dans mon propre corps, par exemple, qui fait environ 80 kilos, on décompte quand même autour de 50 kilos d’eau et 14 de carbone. Mais, bien entendu, sans le reste : le calcium, le soufre, le phosphore, le sodium, le potassium, le chlore, le magnésium, le fer, le silicium, etc., je ne suis… rien !

Par exemple, je n’ai besoin que de 0,08 grammes d’iode dans mon corps pour être en bonne santé. Une très faible quantité, certes, mais si elle manque, bonjour les problèmes : la thyroïde arrête de fonctionner correctement et les ennuis commencent : goitre ou gonflement de la base du cou, fatigue et manque d’énergie, dépression, troubles de la mémoire, frilosité, prise de poids, peau sèche et chute de cheveux, baisse du rythme cardiaque, constipation, crampes, etc., et règles abondantes et irrégulières pour les femmes. En fait, près de 2 milliards d’humains n’accèdent pas aux 150 millièmes de milligrammes quotidiens dont ils ont besoin… Car les plantes en contiennent très peu : il faudrait absorber entièrement l’iode contenu dans 11 tonnes de plantes pour acquérir ces 0,08 grammes d’iode ! D’où le fait que, au moins dans les pays développés, on rajoute artificiellement de l’iode (prélevé dans la mer) dans le sel de cuisine.

Les plantes sont similaires aux êtres humains : elles ont besoin d’énormément d’éléments nutritifs, mais elles, elles doivent les trouver dans le sol où elles poussent. Et c’est ensuite en ingérant ces plantes bien nourries (ou la chair et le lait des animaux qui les ont mangés) que nous pouvons nous développer et vivre en harmonie avec la nature.

Lorsque l’homme abattait une parcelle de forêt vierge pour la cultiver, il commençait par bénéficier à plein du stockage d’éléments nutritifs que cette dernière avait pu accumuler dans le sol. Et, dans le temps, lorsque cette fertilité baissait, il partait abattre un autre morceau de forêt et laisser plusieurs années la terre qu’il venait de cultiver reconstituer sa fertilité. Le même phénomène se passait lorsqu’on cultivait les deltas qui était inondés en période de crue des fleuves (comme par exemple le delta du Nil du temps des pharaons) ; on bénéficiait alors des apports des éléments nutritifs charriées depuis l’amont des fleuves. Autre exemple : les pentes des volcans se révèlent extrêmement fertiles une fois la lave tranquillement refroidie.

Déforestation par brûlage pour mise en culture dans le sud du Mexique. Dans un premier temps les terres ainsi gagnées sont très fertiles, mais ça ne dure pas ! Et on ne pourra jamais nourrir les 166 millions d’habitants du Bengladesh avec cette technique… Source Wikipedia

L’agriculture intensive a, elle, besoin d’engrais pour produire

Cette économie ancestrale itinérante à base « d’abattis-brûlis » n’a qu’un temps ; elle ne marche que tant que la population concernée est suffisamment réduite pour se contenter de rotations allant de vingt à cinquante ans, permettant à la forêt de se reconstituer. Elle permet de nourrir 10 à 30 habitants au Km2. On a actuellement dépassé les 50 habitants au Km2 sur Terre, déserts froids et chauds inclus.

La France compte actuellement 120 habitants au Km2, le Japon 335, les Pays-Bas 420, tandis que des pays comme l’Inde, le Nigéria, les Philippines, le Pakistan, ou le Rwanda approchent les 500 et le Bengladesh a dépassé les 1 000 !

Dès que cette population croît, la forêt n’a plus le temps de se reconstituer, devient de la savane, elle-même surpâturée, puis se désertifie. C’est probablement ce qui s’est passé dans une bonne partie des zones arides du monde, et, sur des temps beaucoup plus longs, associé à la dérive des continents, au Sahara, en Arabie et en Perse (le pétrole qu’on trouve dans leur sous-sol est bien le signe d’une végétation ancienne très abondante…). La déforestation massive à laquelle on assiste dans une bonne partie des forets tropicales, en Amazonie mais aussi en Afrique et en Asie, risque bien de provoquer les mêmes conséquences…

Si l’on veut produire pour une population plus importante, il faut faire de l’agriculture intensive : cultiver les champs en permanence année après année. L’étape intermédiaire consiste à faire des rotations, incluant quelques années de jachère, en cultivant successivement des plantes différentes qui utilisent des nutriments différents du sol, et à leur tour en laissent aussi pour les suivantes. Au Moyen Âge, on avait déjà bien compris qu’on ne pouvait pas faire du blé sur du blé sur du blé indéfiniment sur les mêmes champs.

Mais la population a continué d’augmenter et donc les besoins alimentaires. Dans les pays où on mangeait principalement du blé, on s’est dit qu’on ne pouvait pas s’offrir le luxe de ne le cultiver qu’une ou deux années sur 10. De même dans les pays du riz et dans ceux pays du maïs. Or, ces 3 céréales ont en particulier un inconvénient majeur : elles ont besoin de beaucoup d’azote pour pousser, mais refusent obstinément de s’approvisionner dans l’air ambiant, qui en contient pourtant judicieusement 78 %, en exigeant de le prélever dans le sol via leurs racines. On a donc aucune pénurie d’azote sur la planète Terre, mais un énorme problème de fourniture d’azote aux céréales. Heureusement, certaines plantes ne font pas ces caprices, et en particulier les génialissimes légumineuses, qui, elles, savent parfaitement se saisir de l’azote de l’air, s’en nourrissent tranquillement, et en plus, en laissent gentiment pour les plantes suivantes, en fabriquant gratuitement des petits nodules accrochés à leurs racines sous terre. On a donc inventé des rotations plus courtes, en mettant le plus souvent possible des céréales derrière des légumineuses.

Autre invention géniale, la polyculture-élevage. On fait cohabiter sur une même ferme des céréales et des légumineuses, mais aussi des prairies avec des ruminants, et aussi des cochons, des poules, etc. Et on utilise à plein les déjections des animaux comme engrais organiques pour les champs.

Tout cela fonctionnait plus ou moins efficacement tant que nous n’étions « que » 1 ou 2 milliards de terriens. Mais au XXe siècle, la population a explosé et les besoins alimentaires également. On a vraiment eu besoin d’énormément de céréales. C’est donc là qu’on a donc inventé l’engrais artificiel. On a commencé par racler les caves humides pour en prélever le salpêtre, puis organisé des expéditions maritimes jusqu’aux îles du Pacifique sud face à des mers très poissonneuses qui permettent de nourrir énormément d’oiseaux : pendant des dizaines d’années, on a ainsi mangé en Europe à partir d’une agriculture dopée aux excréments de ces oiseaux, le guano.

L’épandage d’engrais minéraux, une pratique devenue indispensable à l’agriculture productive moderne. Source Wikipedia

Et puis, miracle, au début du XXe siècle, le chimiste allemand Fritz Haber a réussi à synthétiser l’ammoniac et l’industriel Karl Bosh à industrialiser le processus. Pendant la Première Guerre mondiale, tout cela a servi essentiellement à fabriquer des explosifs (on a pu voir à Toulouse et récemment à Beyrouth que ce produit explose très bien !). Puis, la paix venue, à fabriquer des engrais azotés. Ce fut le vrai début de l’agriculture moderne ; sans elle, on n’aurait jamais pu arriver à nourrir 8 milliards de terriens.

Songeons que depuis les années 80, les rendements mondiaux des céréales ont plus que triplé, alors qu’on a pas réussi à mettre davantage de champs en culture. Cet exploit a été en particulier rendu possible par la multiplication par 9 de la consommation d’engrais azotés. Particulièrement en France, où nous observons les rendements les meilleurs de la planète, mais au prix d’une consommation d’engrais nettement supérieure à la moyenne.

On peut avoir une idée de ce que provoque l’absence d’engrais en comparant les rendements du blé « chimique » et du blé bio en France dans les dernières années. Les deux modes de culture obtiennent des résultats somme toute assez stables (avec quelques années où le rendement chute à cause des conditions climatiques) : autour de 70 quintaux/hectare pour le blé avec engrais et pesticides, contre 30 quintaux/hectare pour le blé bio, qui ne reçoit ni engrais ni pesticides…

Sans engrais, en monoculture, on produit deux fois moins !

Pour manger, nous avons dorénavant besoin d’énormément de gaz naturel

Curieusement, cette synthèse de l’ammoniac ne se fait pas seulement à base d’azote de l’air, mais avec énormément de consommation énergétique de gaz naturel. Ce gaz étant très abondant et relativement bon marché on en a usé et abusé depuis plus d’un siècle. Actuellement de l’ordre de 5 % du gaz naturel extrait sur la planète sert à fabriquer des engrais.

Ceci provoque une grande dépendance européenne aux producteurs de gaz, et en particulier à la Russie. Jusqu’au début de l’année 2022, on avait l’impression que ça n’était pas si grave. La guerre en Ukraine a remis les pendules à l’heure. La reprise économique post COVID avait déjà commencé à augmenter significativement le prix des engrais au cours de l’année 2021. Avec les embargos qui ont suivi l’invasion russe, les prix de ces matières premières essentielles ont été multipliés par 3 et parfois même par 5. Plusieurs usines françaises de production d’engrais ont dû en fait fermer leurs portes pendant une partie de l’année 2022.

En 2022 il a été carrément ruineux d’épandre de l’engrais sur des champs. Source : Piloter sa ferme

À l’heure actuelle, il n’y a pas de produit de substitution : il faut impérativement disposer de gaz pour produire de l’engrais azoté. En France, où les paysans céréaliers ont quand même un certain pouvoir d’achat et où le système bancaire qui les accompagne est très solide, on a quand même épandu de l’engrais en 2022 et on le fera très probablement en 2023, même si les quantités ont été surveillées de très près par chacun des agriculteurs. Car il faut dire que, très logiquement, le prix des céréales à lui aussi augmenté de façon très significative, et donc les revenus attendus ont largement compensé les dépenses supplémentaires.

Mais bien évidemment, lorsque le prix mondial des engrais flambent, il est quand même à prévoir une baisse de la récolte mondiale car au travers de la planète de nombreuses agriculteurs n’ont et n’auront pas les moyens dont disposent les céréaliers du bassin parisien. D’autant plus que ces engrais ne concernent évidemment pas que les céréales, mais globalement pratiquement toutes les monocultures, incluant la pomme de terre, la betterave, la canne à sucre, et beaucoup de légumes. On a vu par exemple que l’arrêt subit des importations d’engrais au Sri Lanka a récemment provoqué un véritable chaos dans ce pays pour les deux principales productions : le thé et le riz.

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Mais ce n’est pas tout, il y a deux autres engrais massivement utilisés dans le monde, à base de phosphore et de potassium. En France ils représentent chacun 14 % des achats de fertilisants.

Dans ces deux cas, la situation est radicalement différente, car il ne s’agit pas de produits fabriqués, mais de produits extraits de mines (et ensuite très souvent enrichis). Il y a donc 2 questions à se poser : a-t-on et aura-t-on assez de mines pour faire face à la consommation dans les futures décennies ? Et où sont situées ces mines, et sommes nous amis avec les pays qui possèdent ces gisements ?

Malheureusement, la situation géopolitique est également très tendue en ce qui concerne le potassium.

Hors bagarres géopolitiques avec les principaux producteurs mondiaux, il n’y a pas d’inquiétudes excessives sur l’avenir de l’approvisionnement de ce produit miracle : on en consomme environ actuellement près de 40 millions de tonnes par an, deux fois plus que dans les années 95, alors que les stocks actuels sont estimés à plusieurs dizaines de milliards de tonnes, sans compter les gisements que l’on n’a pas encore découverts. De plus l’agriculture n’a que peu de concurrents sur ce produit, ce qui lui permet de s’adjuger 95 % de la production mondiale.

La potasse est principalement utilisée dans la culture des fruits et légumes (17 %), le maïs (15 %), le blé (15 %), le riz (14 %), la production de sucre (4 %), le coton (4 %), le soja (4 %) et l’huile de palme (2 %)

Observons que les anciennes mine d’Alsace sont maintenant épuisées, ce qui oblige la France à importer massivement ce produit. On joue apparemment de chance car le plus gros producteur mondial est un pays ami, le Canada… mais la Russie et la Biélorussie viennent juste derrière, puis la Chine (qui pour l’essentiel autoconsomme sa production). En Europe, on peut tenter de se rabattre sur l’Allemagne, le Royaume-Uni ou l’Espagne, mais il s’agit de producteurs beaucoup plus réduits et qui ont déjà leurs débouchés ! Bien entendu l’embargo européen sur la potasse Russe et la Biélorusse qui a fait suite à l’invasion de l’Ukraine a très fortement perturbé le marché mondial… et boosté les prix de ce produit !

Principaux producteurs mondiaux de potasse en 2020. Source : FAOStat

Cette très grande concentration géographique des gisements donne donc un pouvoir phénoménal à 3 pays : le Canada, la Russie et la Biélorussie, qui contrôlent 90 % des réserves mondiales et les deux tiers de la production, via une poignée de firmes oligopolistiques, en particulier le canadien Canpotex et le russe-biélorusse « Compagnie des Potasses de Biélorussie ». Leur intérêt est bien évidemment de renchérir au maximum le prix de ce produit stratégique, en période de guerre comme en période de paix…

Et pour le phosphore, nous arrivons au bout des gisements mondiaux.

Pour le phosphore, les inquiétudes sont vraiment structurelles et pas seulement conjoncturelles, car nous arrivons très probablement au bout des réserves mondiales.

C’est un composant essentiel de l’ADN et de diverses molécules organiques. Il joue un rôle primordial dans le transport et la mise en réserve de l’énergie et active de nombreuses enzymes. Il est donc indispensable à tous les tissus de la plante, et en particulier au développement de son système racinaire.

Le phosphore est absorbé principalement pendant la croissance végétative et, par la suite, la majeure partie est transférée dans les fruits et les graines pendant les étapes de reproduction. Les animaux et les êtres humains en ont également besoin pour que leurs processus métaboliques soient normaux.

Aujourd’hui, on apporte en moyenne entre 20 et 25 kg de phosphore par hectare et par an dans les contextes d’agriculture d’Europe occidentale. Incluant l’agriculture biologique qui utilise couramment cet intrant baptisé « naturel ».

Au total, après raffinage, on consomme actuellement dans le monde de 40 à 50 millions de tonnes de P2O5 (anhydride phosphorique), qui est la base de l’industrie de l’acide phosphorique et des engrais phosphorés, contre une trentaine à la fin du XXe siècle et la demande continue à croître. Pour fournir cette énorme demande, on extrait dorénavant cinq fois plus de minerais que dans les années 50, soit plus 250 millions de tonnes annuelles.

La consommation mondiale de phosphates a énormément augmenté en un siècle.
Source : Institut d’études géologique des USA – Wikipedia

Or les réserves actuellement découvertes ne représentent qu’une quinzaine de milliards de tonnes. Si ces tendances persistent et qu’aucun fait nouveau n’arrive (par exemple découverte de nouveaux gisements, ou de méthodes agricoles moins consommatrices de phosphore), on n’aura plus rien à extraire dans 50 ans ! Nombre d’experts estiment qu’un pic de production sera atteint dans les années 2030-2040, marquant l’entrée dans une période de carence, où la demande en phosphore dépassera l’offre.

De plus, tout comme les gisements de potasse, ceux de phosphates sont très localisés : il y a une trentaine de pays producteurs, et la plupart tentent d’augmenter leur production, mais leurs gisements s’épuisent. Le plus gros producteur actuel est la Chine, et on estime qu’à ce rythme effréné, ses gisements seront épuisés dans une vingtaine d’années. Le seul gisement d’importance que possèdent les Etats-Unis sera épuisé en 2050. Les réserves de la Russie sont également limitées.

Production de phosphates dans le monde en 2018 (millions de tonnes) et estimation des réserves. Source : 2019 US Geological survey on phosphate rock

L’Europe occidentale est déjà entièrement dépendante des importations, en particulier en provenance du Maroc, deuxième producteur mondial mais le seul pays au monde qui bénéficie de réserves conséquences (ainsi que le Sahara Occidental qu’il occupe, ce qui au passage lui offre un moyen de pression important pour faire admettre cette annexion par la communauté internationale, les pays qui se disent alliés du Sahara occidental se voyant refuser leur approvisionnement). Avec les tensions issues de la guerre en Ukraine, le Maroc a augmenté fortement sa production en 2022 pour une valeur supérieure à 8,5 milliards d’euros ; le secteur minier représente dorénavant plus de 10 % de son PIB.

Les réserves mondiales de Phosphates estimées en 2016. UN seul pays en a encore pour longtemps : le Maroc. Source Wikipedia

Le phosphate est ainsi au second rang (charbon et hydrocarbures exceptés) en termes de tonnage et de volume bruts dans le commerce international. Le plus probable est donc que cet élément soit cher, voire très cher, dans les décennies qui viennent. Cela fera de cet engrais un produit de luxe et creusera encore les inégalités socioéconomiques entre pays développés et pays en voie de développement. Il serait alors préempté par les exploitations les plus rentables et aux agriculteurs les plus riches, des pays eux-mêmes les plus riches. Or ce n’est pas là que l’on doit impérativement augmenter la production agricole dans la période, c’est en Afrique et en Asie, et prioritairement chez des paysans pauvres ! Une diminution de la biomasse mondiale produite serait à craindre et dans le pire des cas, une famine planétaire.

En particulier, de grandes étendues de terres dans les régions tropicales et subtropicales sont couvertes de sols fortement lessivés et naturellement acides et infertiles, souvent extrêmement déficients en phosphore, mais avec des capacités élevées de fixation de ce dernier élément. Par conséquent, des apports substantiels de phosphore y sont nécessaires pour une croissance optimale et une production adéquate de nourriture et de fibre. En l’absence, ces secteurs donnent de faibles productions et sont sujets à la dégradation des terres en raison du déboisement, du surpâturage et de pratiques agricoles inadéquates. De plus, dans ces pays, souvent les agriculteurs ne possèdent pas la terre qu’ils travaillent et n’ont guère accès au crédit. Par conséquent, ils sont souvent peu disposés à investir dans l’amélioration foncière à long terme. D’autant qu’un investissement en capital pour le sol grâce à l’application de phosphates naturels a un coût élevé au départ (surtout dans les régions éloignées des ports ou des lignes de chemin de fer car ce produit est très volumineux et pondéreux, dont cher à transporter par voie terrestre) et des retours sur investissements sur une longue période (les effets observables sur les cultures peuvent se produire trois ans ou plus après l’application !).

On le voit, la pénurie à venir de phosphates va rapidement représenter une menace directe à la paix du monde, et à l’alimentation correcte de l’humanité…

Il nous faut donc apprendre à produire beaucoup, mais avec nettement moins d’engrais.

Finalement, à cause de la reprise économique et de la guerre en Ukraine, nous sommes bien obligés de nous affronter à ce problème de la raréfaction et de la pénurie d’engrais minéraux. Ce défi était bien là présent, mais cette fois-ci, il prend un tour nettement plus aigu et actuel.

Et ce n’est pas en se contentant d’arrêter d’en épandre, ou d’en épandre beaucoup moins, qu’on va résoudre les problèmes de l’humanité. Cette dernière a absolument besoin de produire plus : Nous sommes déjà 8 milliards et nous courons à grande vitesse vers les 10 ou 11 milliards, avec une part croissante qui mange de la viande et boit du lait, tous produits transformés et concentrés, ce qui nécessite une grande augmentation de la production de produits végétaux.

Il faut donc apprendre à produire plus et mieux avec moins.

En théorie, c’est nettement plus facile pour l’azote que pour le phosphore et le potassium, puisque nous disposons de plantes qui savent naturellement utiliser l’azote de l’air. Les engrais azotés, on peut donc essentiellement les fabriquer, alors que les 2 autres, on doit surtout les économiser.

La première mesure est sans conteste l’arrêt ou au moins la diminution radicale du labour, et la couverture permanente des sols, avec une part importante de légumineuses dans les rotations. Soit dans les « plantes de couverture » semées juste après la moisson et qui profitent du rayonnement solaire de l’été et l’automne (et dans ce ces-là l’agriculteur fait littéralement 2 récoltes par an, une de nourriture et une d’engrais). Soit en faisant des rotations beaucoup plus systématiques entre les céréales et les légumineuses. Soit, encore mieux, en semant en même temps des céréales et des légumineuses, qui s’aident mutuellement à pousser, comme ça se pratique de plus en plus souvent de part et d’autre de l’Atlantique (le terme technique est « associations de cultures à faibles intrants »).

Le sans-labour permet également de jouer sur la longueur des racines. Une plante annuelle installée sur un sol durci par des années de labour ne projette ses racines que sur une trentaine de centimètres (elle n’a pas le temps de faire plus). Après plusieurs années sans labour, la faune du sol, et en particulier les vers de terre, prolifèrent et ameublissent et percent le sol, ce qui permet à la céréale de projeter ses racines sur 2 m de profondeur. Il est bien évident qu’une céréale annuelle qui se nourrit sur les ressources du sol jusqu’à 2 m de profondeur a nettement moins besoin d’apports en engrais superficiel. D’autant plus si l’efficacité des racines est boostés par des champignons mycorhizes, qui à leur tour leur ramènent ces fameux éléments nutritifs prélevés plus loin de la plante.

La vigueur et la longueur des racines sont des éléments fondamentaux de l’agriculture et de la fertilité ; elles sont fortement limitées par les techniques de labour.
Le labour appauvrit considérablement les sols.

Maintenant, on connaît enfin un peu mieux la vie intense des sols, et en particulier celle des bactéries et des champignons : on estime qu’il y a de l’ordre de 230 millions d’êtres vivants sous chaque mètre carré de sol, et en particulier plusieurs milliers d’espèces de bactéries et de champignons dans chaque gramme de sol. Il devient alors possible de passer des alliances avec la Nature au lieu de la forcer et en particulier de renforcer les capacités des bactéries et des champignons à « faire leur travail » de construction de la fertilité des sols.

Nous ne savons rien de la vie microscopique des sols ; il est grand temps de nous y mettre, pour pouvoir passer des alliances fécondes avec la Nature

Pour se faire fabriquer son engrais du futur, l’agriculteur va envoyer au laboratoire un seau de terre prélevée dans son champ ; on y extraira les bactéries les plus utiles et on les multipliera, puis on lui vendra un bidon bourré de ses propres cocktails de bactéries, multipliées à l’envie, ce qui, une fois épandu, fortifiera grandement la vie du sol et sa fertilité. Des entreprises comme De Sangosse par exemple proposent dorénavant des BioFertilisants, BioStimulants, agents de Biocontrôle, et autres adjuvants divers. Timac agro, lui, s’est en particulier spécialisé dans la fourniture d’éléments marins fertilisants (coquillages et algues), et vient de faire une avancée importante sur un autre élément de la fertilisation : l’acidité du sol et son potentiel « rédox ».

Une piste prometteuse est également celle des probiotiques, des microbes et des bactéries capables de créer une liaison symbiotique avec les racines des plantes qui leur permette alors de fixer l’azote.

Par ailleurs il sera également utile de revoir la localisation des productions à travers les différentes régions. En France par exemple, on a progressivement spécialisé le bassin parisien dans les céréales, la Picardie dans les pommes de terre et la betterave à sucre, la Normandie dans le lait et la Bretagne dans l’élevage. Cela représente évidemment une grande efficacité à court terme : on peut produire nettement plus de blé dans le bassin parisien qu’en Bretagne, et jusque-là, les transports ne coûtaient pas cher. Mais cela crée toutes sortes de déséquilibres.

La Bretagne, qui compte 3,3 millions d’habitants, élève 750 000 vaches, 7,3 millions de cochons, 34 millions de poules pondeuses, 125 millions de poulets, et 70 millions de dindes ! Cela produit une quantité absolument déraisonnable d’excréments animaux, et il n’y a absolument pas assez de terres en Bretagne pour les absorber. Résultat : les nappes phréatiques, les rivières et les plages sont sursaturées en nitrates et phosphates. À l’inverse, dans le bassin parisien, il n’y a plus de fumier de vache, de lisier de porc ou de fientes de poulets à étendre, on manque donc cruellement d’azote et de phosphates, et on en épand de façon intensive sous forme minérale, à prix d’or et créant de nouveaux déséquilibres. Dans une économie plus globale et plus écologique, il sera probablement plus raisonnable de remettre une partie de notre élevage dans le bassin parisien, et de cultiver davantage de céréales et surtout de protéines végétales en Bretagne, même si les rendements sont un peu inférieurs.

Il reste du phosphore sur Terre, mais il faut dorénavant apprendre à ne plus le diluer

Notons par ailleurs que, s’il n’y aura bientôt plus de gisements de phosphore, ça ne veut pas dire qu’il n’y aura plus de phosphore sur Terre :  la quantité présente sur la planète restera stable, mais cet élément sera alors largement dispersé, ce qui le rendra beaucoup plus coûteux à concentrer.

Une bonne partie du phosphore est en fait absorbé par les humains et les animaux qui mangent les plantes, et ensuite rejeté dans leurs urines et leurs selles. On peut observer que la plupart des excrément des animaux retournent sur les champs. C’est le cas des vaches et autres ruminants qui broutent dans les pâturages ; Le célèbre André Pochon a ainsi pu dire que la vache avait « à la fois une barre de coupe à l’avant et un épandeur d’engrais à l’arrière ». Mais c’est aussi le cas des vaches qui sont à l’étable car leur fumier et leur purin sont de nouveau étendus, et aussi les lisiers de porc, les fientes des poulets, etc., plus, évidemment les excréments de tous les animaux sauvages.

À bien y réfléchir, ce qui est vraiment négligé, ce sont les urines et les selles des 8 milliards d’humains, qui pour une bonne part commencent par être largement diluées avec les eaux de toilette, de vaisselle, de lessive, etc. avant d’être très imparfaitement récupérés et recyclés. Il est maintenant plus que temps de considérer ces produits pour ce qu’ils sont : des matières premières extrêmement précieuses dans le cadre d’une économie circulaire face à l’épuisement des ressources. Il est donc plus que probable que nous allons devoir nous organiser pour les prélever à la source avant de les diluer, pour en fabriquer des engrais directement utilisables.

Un certain nombre de start-up se lancent actuellement dans l’aventure, comme Toopi organics. Ou conçoivent des mobiliers urbains adaptés, comme les « uritrottoirs » de la société nantaise Faltazi.

Considérer l’urine comme une matière première à valoriser ! Source : Toopi Organics

Le principe est simple : installer des urinoirs spécifiques dans les établissements accueillant du public, récupérer le précieux liquide riche en phosphore et potassium, dépolluer, ajouter des bactéries qui ont le pouvoir, par exemple, de fixer l’azote de l’air et d’enrichir ainsi les sols en engrais. Plus économiser l’eau potable (30 litres d’eau économisés par litre d’urine récupéré). Reste néanmoins le problème du aux quantités importantes de produits chimiques présents dans les urines, car rejetés par les humains qui les ont absorbés : antibiotiques, antidépresseurs, contraceptifs, caféine, etc. et qui ne sont pas les bienvenus sur nos sols. C’est déjà le cas dans les boues issues des stations d’épuration, mais là le problème est pire car elles contiennent également beaucoup de pesticides et de détergents.

Une autre idée consiste à utiliser au mieux les déchets de poissons (têtes, arêtes, peau, viscères, etc.), qui ne sont pas consommés, presque toujours jetés, et qui pourtant sont très riches en phosphore, en azote et en vitamines. C’est une idée proche de celle de l’aquaponie, dans laquelle on produit dans les mêmes serres des légumes et des poissons, et faisant circuler l’eau entre les deux productions : les excréments des poissons nourrissent les légumes et les restes d’eau qui ont servi à arroser les plantes nourrissent à leur tour les poissons. Voir cet article

Bref, « grâce » à la Russie de Poutine, nous allons maintenant devoir faire preuve d’audace et de clairvoyance pour inventer le moyen de se nourrir à 10 milliards en consommant nettement moins d’engrais minéraux dans le monde. Produire plus et mieux avec moins !

A propos BrunoParmentier

Bruno Parmentier : Consultant et conférencier sur les questions d’agriculture, alimentation, faim dans le monde et développement durable. Président ou administrateur d’ONG et de fondations. J'ai dirigé de 2002 à 2011 le Groupe ESA (École supérieure d'agricultures d'Angers). Ingénieur des mines et économiste, j'avais auparavant consacré l'essentiel de mon activité à la presse et à l'édition. J'ai eu ainsi l'occasion de découvrir à l'âge mûr et depuis un poste d'observation privilégié les enjeux de l'agriculture et de l'alimentation, en France et dans le monde. Il en est sorti quatre livres de synthèse, un sur l'agriculture, l'alimentation, la faim et le réchauffement climatique. Des livres un peu décalés, qui veulent « sortir le nez du guidon » pour aller aux enjeux essentiels, et volontairement écrits avec des mots simples, non techniques, pour être lisibles par des « honnêtes citoyens ». Ce blog prolonge ces travaux et cette volonté d'échange. Il est également illustré par une chaine YouTube http://nourrir-manger.com/video
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