Faut-il baisser notre production de lait ?
Lactalis, le plus grand groupe laitier mondial, vient d’annoncer à ses producteurs laitiers de l’est de la France et des Pays de la Loire qu’il allait baisser significativement sa collecte de lait (450 millions de litres de lait en moins !) et les aider à diminuer, soit le nombre d’exploitations, soit le nombre de vaches par exploitation. Stupeur et colère bien entendu chez les 9500 éleveurs qui livrent actuellement 5 milliards de litres aux laiteries Lactalis, et par ricochet chez les 54 000 producteurs laitiers du pays, car il n’est évidemment pas exclu que les autres entreprises laitières suivent le mouvement. Tentons de comprendre cette décision apparemment absurde.
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La consommation de lait et de laitages diminue, en France et en Europe
Au début du siècle dernier, les Français ne consommaient en moyenne qu’une trentaine de litres de lait et une trentaine de kilos de viande par an. Avec l’augmentation du niveau de vie, ils ont réussi en quelque sorte à « suivre le millésime ». La consommation est passée à 50 kilos de lait et de viande par an et par personne dans les années 50, puis à 80 kilos dans les années 80 et autour de 100 kilos en l’an 2000 !
Seuls les naïfs pouvaient penser cette forte croissance allait pouvoir se poursuivre indéfiniment. Bien entendu nous n’allons jamais manger 200 ou 300 kilos de viande ni consommer 200 ou 300 kilos de lait par an ! En fait le summum de la consommation a été atteint au tournant du siècle dans notre pays. Depuis, la consommation baisse, au grand désespoir des éleveurs. Nous en sommes autour de 80 kilos actuellement (50 litres de lait et 35 kilos de beurre, fromages et laitages), cela reste considérable, mais c’est peu de dire que, côtés producteurs, il y a une crise de l’élevage !
Compte tenu des évolutions sociétales et culturelles (montée du souci pour le bien-être animal, contre le réchauffement climatique, augmentation de l’obésité, du diabète et des intolérances alimentaires, baisse du pouvoir d’achat, etc.), il est plus que probable que cette baisse de la consommation continue dans les décennies à venir, pour se stabiliser à terme entre 50 et 60 kilos par personne et par an, ce qui veut dire que la baisse à venir dans les prochaines décennies sera au moins aussi importante que celle que nous avons connue depuis l’an 2000. Cela provoquera des soubresauts importants, dont nous voyons dans cette décision de Lactalis un nouvel épisode.
Mais la consommation de lait et de laitages augmente fortement dans le monde, ce qui permet à la France d’exporter
L’évolution que l’on constate dans les pays riches en particulier en France en Europe et en Amérique du Nord, n’est pas celle que l’on constate à l’échelle mondiale. S’il reste énormément de pauvreté dans le monde, les classes moyennes augmentent considérablement un peu partout ; or, dans toutes les cultures et civilisations, quand on sort de la pauvreté, une des premières choses que l’on consomme ce sont des produits animaux viandes, œufs et laitages. Bien entendu il y a des différences entre les pays, par exemple on consomme énormément de lait en Inde mais peu de viande et à l’inverse de plus en plus de viande en Chine et peu de lait.
Au total, si la consommation de lait et de viande stagne ou régresse en Europe, elle augmente fortement à l’échelle mondiale.
La production française a suivi l’évolution de la demande domestique, européenne et mondiale et nous sommes devenus un très grand pays d’élevage. La politique agricole commune a permis d’accompagner cette mutation car l’ensemble des européens sont devenus consommateurs et qu’il y a eu une sorte de division du travail à l’échelle continentale. Les Français ont assuré une bonne partie de la production de vin, de lait et de céréales et en revanche achètent leurs fruits et légumes dans le sud de l’Europe (en particulier en Espagne et en Italie, mais peut-être pas indéfiniment quand même, voir par exemple mon article : « Les tomates vont-elles passer de l’Espagne à la Normandie »).
Et pour une bonne part la France s’est spécialisée dans le haut de gamme, en particulier en ce qui concerne le lait avec une créativité extraordinaire sur les fromages et les laitages, qui sont mondialement connus et appréciés. De très grosses firmes laitières sont apparus, comme Lactalis, un producteur familial de la ville de Laval, qui a commencé en 1933 avec 17 camemberts issus de 35 litres de lait, pour réussir à se hisser à la première place mondiale dans l’industrie laitière ; ses 270 laiteries collectent dorénavant 22 milliards de litres de lait auprès de 460 000 producteurs situés dans 49 pays et son chiffre d’affaires est de l’ordre de 30 milliards d’euros pour 85 000 collaborateurs ! Lactalis collecte dans le monde l’équivalent de toute la production laitière française…
Mais il n’est pas seul : Danone est N°6 mondial, Sodiaal (marques Candia, Yoplait, Entremont, etc.), Savencia (Cœur de lion, Caprice des dieux, etc.) et Bel sont également dans le top 25 mondial !
Donc la France exporte une part importante de sa production, ce qui fait vivre ses éleveurs. L’excédent commercial du secteur est de l’ordre de 3,5 milliards d’euros annuels.
Tous les produits laitiers ne rapportent pas pareil
Quand on parle exportation de produits laitiers, il n’est pas inutile de rentrer dans le détail, car les marges sur les différents produits sont extrêmement différentes. Ce qui rapporte le plus c’est bien entendu le fromage haut de gamme, dont la France s’est fait une spécialité mondialement reconnue. Chacun sait que le Comté ou le Roquefort par exemple rapportent davantage que le simple râpé de gruyère ou d’emmental…. Et nous avons plus de 1200 variétés de fromage selon le CNIEL ! L’agro-industrie laitière est particulièrement innovante et performante en France, avec chaque année des lancements de nouveaux laitages (yaourts, fromages blancs, suisses, boissons lactées, desserts divers ; etc.) toujours plus savoureux… et onéreux.
Ensuite vient le lait liquide ou le « simple » beurre. Là les prix de vente sont très emblématiques, les consommateurs les surveillent de très près et on peut perdre des parts de marché pour quelques centimes. Même si des initiatives peuvent surprendre, comme celle de la marque « C’est qui le patron » qui s’est fait une grosse place sur les rayonnages des supermarchés en vendant son lait plus cher que les autres (voir sur ce sujet mon article sur les labels et les signes d’une alimentation vertueuse).
Ce qui rapporte le moins c’est la poudre de lait. Elle sert de variable d’ajustement, car c’est à peu près la seule manière de conserver le lait durablement et de le faire voyager à travers le monde sans le maintenir à basse température (bon il y a aussi la célèbre « vache qui rit » !), ou de le vendre comme matière première dans l’agro-industrie. On la vend autour de 2 000 € la tonne, moins de la moitié du prix du beurre.
Donc les usines de poudre de lait servent à réguler les soubresauts de la production. Parfois elles ont la cote ; par exemple on a vu en Chine un véritable engouement pour la poudre de lait maternisée française, jugée honnête et saine, après les scandales alimentaires qui ont eu lieu dans ce pays en 2008 (300 000 nourrissons contaminés par du lait frelaté !). Les chinois ont été jusqu’à financer 2 usines de lait infantile en Bretagne et en Normandie en 2016, pour ensuite les abandonner à leur triste sort… Mais en général ce produit est le plus basique, générique et soumis à la concurrence internationale ; donc celui qui rapporte le moins.
Or Lactalis, entreprise d’origine française, qui garde son siège social à Laval, ne peut pas décemment se couper des éleveurs hexagonaux. Mais ceux-ci sont bien organisés ; après des luttes homériques, ils ont fait plier plusieurs fois la multinationale, pour obtenir un prix d’achat « décent ». (Voir par exemple mon article sur les luttes de l’année 2016). Actuellement Lactalis verse aux éleveurs 425 € les 1000 litres (contre 275 € en 2015, lors des grandes mobilisations d’éleveurs).
Donc l’équation est simple et le retour de bâton inéluctable : Lactalis leur dit maintenant qu’au prix où il leur achète leur lait, il ne peut plus le vendre à bas prix sous forme de poudre de lait auprès de consommateurs peu fortunés dans les pays du sud ou d’acheteurs coriaces de l’industrie, qui ont l’embarras du choix pour peser sur les prix. Et, comme il ne peut pas valoriser correctement la totalité des 5 milliards de litres qu’il leur achète, il se voit contraint de baisser le niveau de ses achats en France ; il pourra toujours continuer à faire de la poudre de lait dans des pays où les salaires sont inférieurs (genre Roumanie, Ukraine, Argentine ou Kazakhstan).
La baisse de la production de lait en France est inéluctable, il faut l’accompagner
Cet incident, pour soudain et inattendu qu’il soit, est prévisible, et pourrait n’être que le premier d’une longue liste. La baisse de la consommation de viandes et de laitages ne peut que continuer dans les pays riches. (Voir sur ce sujet mon article : « Faut-il diminuer notre consommation de viande »).
D’une part pour des raisons culturelles exposées plus haut et également pour deux autres raisons :
- Les problèmes sanitaires de plus en plus fréquents ; en ce moment par exemple les éleveurs laitiers sont soumis à une double peine : Fièvre catarrhale ovine (FCO) et Maladie Hémorragique Epizootique (MHE).
- Et les questions environnementales vont devenir de plus en plus prégnantes, alors que le gigantesque troupeau mondial de 1,4 milliard de vaches est responsable à lui seul de 10% des émissions de gaz à effet de serre d’origine humaine et d’une bonne partie de la déforestation (voir à ce sujet mon article : « Sacrifier les vaches pour sauver le climat »).
Il va donc se passer pour les produits animaux ce qui s’est déjà passé dans notre pays pour… le vin. La consommation de vin est passée de 140 à 40 litres par personne et par an depuis les années 50, ce qui a provoqué de graves crises dans la viticulture. Mais il y a encore des viticulteurs en France, et le chiffre d’affaires de la profession n’a cessé d’augmenter. La formule a été simple à énoncer, même si fort compliquée douloureuse à mettre en place : « vous en voulez moins, ce ne sera donc que du bon, que du cher ». On vendait autrefois le litre de vin à moins d’un franc ! Et maintenant on ne le vend plus que par 75 centilitres (nettement plus classe !), et pas moins de 3,50 € la bouteille, tout en vous expliquant qu’à ce prix-là c’est vulgaire et que les « vrais » connaisseurs se doivent d’investit 8, 12 voire 18 € pour honorer leurs invités.
Donc à l’avenir on ne produira plus jamais 24 milliards de litres de lait en France… Ce sera moins, mais on peut espérer que ce sera aussi plus cher, sous signes de qualité et que les éleveurs pourront en vivre décemment… Il faudra absolument les accompagner durablement pour les aider à effectuer cette transition…
Car les producteurs laitiers sont coincés ; la plupart n’ont pratiquement pas d’alternative pour écouler leur lait, car ils doivent alors trouver une autre laiterie capable de faire passer le camion de lait tous les jours dans la cour de leur ferme. Les petites exploitations qui sont les plus éloignés géographiquement des laiteries sont littéralement pied et poings liés car le coût du transport les pénalise fortement. Certaines devront donc purement et simplement arrêter de produire. Ce n’est pas par hasard qu’ils parlent de leurs revenus comme « la paye du lait » ; loin d’être des producteurs « indépendants » ils sont en fait les employés de la laiterie… qui maintenant décide de les licencier en quelque sorte, sacrifiés à la concurrence internationale.