Mega regroupements à venir dans les coopératives agricoles, une nécessité pour survivre ?

Les deux très grandes coopératives agricoles Agrial (la normande) et Terrena (des Pays de la Loire) annoncent vouloir fusionner, pour former la plus grosse coopérative française, qui regrouperait 30 000 exploitations agricoles adhérentes, et autant de salariés, et généreraient ensemble 12,7 milliards de chiffre d’affaires. Des chiffres qui donnent le tournis, et sèment le doute sur la réalité de la vie démocratique de ce mastodonte. Dans le Sud-ouest, Euralis et Maïsadour envisagent de faire de même… Pourtant, cette taille n’est pas encore si grande ! Prenons du recul, par rapport à ce qui se passe en Europe, et aussi vis à vis des entreprises qui tournent autour de l’agriculture, en amont et en aval.

Les présidents et directeurs des deux coopératives Terrena et Agrial annonçant leur projet de rapprochement. Photo Agrial.

L’agriculture française est très solidaire

Les coopératives organisent et commercialisent près de la moitié de notre nourriture en France !

Un peu plus de 40% de la production agricole nationale est collectée, transformée ou commercialisée par des coopératives, qui sont particulièrement présentes dans les secteurs du vin, du lait, des céréales et du sucre. Même dans les secteurs où elles sont moins présentes, comme la viande, les fruits et légumes, elles pèsent quand même près du tiers du marché.

Quelques-unes des marques de la coopérative Agrial, et de la coopérative Terrena
Les productions des coopératives ont un poids considérable dans la nourriture des français

Dans la production, l’achat de fournitures, la transformation et la commercialisation, on compte 2 200 coopératives, unions et « Sociétés d’initiatives et de coopération agricoles » (Sica), qui regroupent 380 000 agriculteurs, soit la grande majorité d’entre eux, et génèrent près de 120 milliards d’euros de chiffre d’affaires.

On peut rajouter 11 000 Coopératives d’utilisation de matériel agricole (CUMA), qui regroupent 180 000 agriculteurs (souvent les mêmes). Ces organismes emploient 200 000 salariés !

Ces chiffres forcent le respect, et montrent que, par rapport à d’autres pays, notre agriculture est et reste très solidaire. Surtout si l’on songe que les agriculteurs français ont tellement réussi dans le micro-crédit qu’ils en ont fait la 10e banque du monde et 3e en Europe, avec 157 000 collaborateurs, le Crédit agricole, lequel reste fondamentalement gouverné par des agriculteurs élus par leurs pairs, ce qui ne l’empêche pas de brasser 43 milliards d’Euros annuels. Idem dans l’assurance avec Groupama (11e assureur mondial, avec 12 millions de sociétaires dans 10 pays, et 32 000 collaborateurs, pour 18 milliards de chiffre d’affaires.).

Le « modèle français » est donc une conjugaison originale et efficace d’individualisme au niveau de la production, avec des fermes de taille moyenne par rapport aux standards mondiaux actuels, couplé avec énormément de solidarité en amont et en aval de la production.

Les coopératives agricoles sont encore petites par rapport à leurs clients

Au sortir de la guerre, quand la France était encore largement rurale, chaque petit village avait ses commerçants, que chacun connaissait : au-delà de deux ou trois bistrots (on buvait encore beaucoup, et il n’y avait pas la télé pour se distraire), l’épicier, le boulanger, le charcutier, le boucher, le marchand de fruits et légumes, le crémier, etc. La plupart vendaient des produits d’agriculteurs locaux bien connus des consommateurs (le lait de Marceline, le cochon d’André, les salades d’Amédée, etc.)… La taille des exploitations agricoles était modeste (au plus quelques dizaines d’hectares), et les champs morcelés…

Puis le grand vent de la modernité est passé. Pour l’agriculture, ce fut le remembrement des champs et le regroupement des petites exploitations. Mais, en matière de commerce, ce fut carrément fulgurant : c’est l’épicier qui a rapidement raflé la mise et qui a racheté tous les autres (sauf quelques boulangers qui sont restés artisanaux).

Le poids de la grande distribution dans l’alimentation des français est considérable ! Source : enquête Statistica consumer Inside 2023/24 sur 2200 français adultes. Mis en forme par l’auteur.

Prenons par exemple Carrefour, qui a ouvert un premier magasin en « libre-service » de 200 M2 à Annecy en 1960, puis le premier hypermarché en 1963 à Sainte Geneviève des Bois en région parisienne. En 2024, il a réalisé un chiffre d’affaires de 95 milliards d’euros (dont « seulement » 43 Milliards en France). Il possède 15 244 magasins, dont 6 468 en France… Il fait travailler plus de 500 000 collaborateurs (dont 300 000 en direct), dans une quarantaine de pays.

Les agriculteurs n’ont évidemment pas pu suivre. On compte en 2025 un peu moins de 390 000 exploitations agricoles, de 70 hectares en moyenne. Il y a eu beaucoup de regroupements et d’émigration vers les villes puisqu’en 1955 on dénombrait encore 2,3 millions d’exploitations, qui produisaient ensemble 7 fois moins ! Mais cette concentration n’a absolument rien à voir avec celle des groupes de la grande distribution. Où avec ce qu’on observe en Amérique, avec des fermes de milliers, voire dizaines de milliers d’hectares.

Dans les anciens villages de la France rurale, le producteur local de cochon comptait pour le charcutier et celui de lait pour le crémier. Leurs successeurs, même beaucoup plus gros, ne pèsent plus rien face à Auchan ou Leclerc ! De même pour les usines de transformation : le fabriquant de yaourt et celui de jambon restent des nains face à Intermarché ou Lidl !

Il y a encore un échelon supplémentaire dans le regroupement : celui des centrales d’achat. Car pour les acheteurs de nourriture, l’Europe est une réalité tangible. On peut ainsi citer :

  • Eurelec Trading, installée à Bruxelles, qui approvisionne E.Leclerc et l’allemand Rewe ;
  • Everest, implantée aux Pays-Bas, qui regroupe Système U, l’allemand Edeka et le néerlandais Picnic ;
  • Eureca, implantée en Espagne, qui regroupe l’enseigne Carrefour pour six pays européens.
  • Aura Retail, l’alliance française entre Intermarché, Auchan et Casino, qui travaille au niveau européen avec Epic et Everest.
Entre les 64 millions de français et les 390 000 agriculteurs, 5 institutions privées contrôlent 80 % de la nourriture des français. Les agriculteurs ont plus qu’intérêt à se regrouper pour peser un minimum !

En définitive, on considère que 5 acheteurs contrôlent 80 % de la nourriture des français. Devinez qui commande ? Et capte l’essentiel de la valeur ?

Face à cette économie de monopole, on ne saurait reprocher aux agriculteurs de se regrouper encore en encore, dans des coopératives de taille de plus en plus importantes, pour ne pas perdre totalement le contrôle sur leurs productions !

Les coopératives agricoles sont également petites par rapport à leurs fournisseurs

Le défi pour les agriculteurs vient également de l’amont. Lorsqu’ils achètent de quoi produire, les agriculteurs s’adressent pareillement à des mastodontes face auxquels ils restent des nains. En plus certaines de ces entreprises, comme Bayer, font aussi dans la pharmacie et la cosmétique, avec un chiffre d’affaires total de 72 milliards, dont « seulement » 27 dans l’agriculture ! Et il n’a pas eu peur de racheter la très impopulaire Monsanto

Quand on veut acheter des semences, l’offre provient en très grande majorité d’énormes multinationales dont les moyens sont sans commune mesure avec ceux des agriculteurs. La plus grande firme française, Limagrain n’est que 10e mondiale ! Ce sont les mêmes qui trustent les pesticides !
Pas beaucoup de choix non plus quand on veut acheter un tracteur !

Moins connues du grand public, certains mastodontes contrôlent le commerce international des produits qui traversent les océans ; quand on dit que la France vend du blé à la Chine par exemple, en fait ce n’est pas « la France » qui le transporte : elle n’a guère le choix qu’entre trois entreprises qui, elles, possèdent les silos et les bateaux, mais aussi extraient le sucre de la betterave, l’huile du soja ou du tournesol, le coton de ses graines, la farine du blé, etc. (bien entendu ceci est encore plus vrai pour le cacao de Côte d’Ivoire, ou l’arachide du Sénégal, etc.).

Ces trois sociétés contrôlent ensemble les ¾ du commerce international de denrées alimentaires !

Les quantités qui passent entre leurs mains sont tellement importantes que, même en prélevant relativement peu de valeur par tonne prise en charge, elles réalisent des chiffres d’affaires considérables et des bénéfices confortables. Cela les met en position de force dans des négociations, tant avec les producteurs et les acheteurs qu’avec les gouvernements.

Les coopératives sont une nécessité pour les agriculteurs français.

Si Agrial et Terrena regroupent leurs achats, sachant qu’actuellement, par exemple, chacun achète 300 000 tonnes par an d’engrais azotés, 50 000 d’engrais phosphatés et 70 000 d’engrais potassiques, cela commence à peser sérieusement dans les négociations commerciales ! Et en tous les cas elles sont d’ores et déjà capables d’obtenir des prix et des qualités de service sans comparaison à ceux qu’obtiendrait un agriculteur isolé.

De même pour les négociations commerciales pour la vente de leur production. Et l’accès à des marchés internationaux avec des marques fortes (ex : Candia de la coopérative Sodiaal pour le lait).

Les regroupements permettent également une meilleure mutualisation des risques, et de mieux rentabiliser des investissements industriels ou logistiques.

… Et aussi de se sécuriser mutuellement dans la nécessaire transformation agro-écologique des pratiques culturales des agriculteurs. En particulier Terrena est en pointe sur cet aspect, avec le développement des concepts d’agriculture écologiquement intensive dès le début des années 2000. Par exemple ils soutenaient chaque année 500 agriculteurs baptisés « sentinelles de la planète » pour les aider à se lancer dans des innovations en mutualisant les risques, comme le sans labour et la couverture permanente des sols.

C’est également dans cette dynamique qu’elle a créé la marque « La nouvelle agriculture », dont le but est de « Faire évoluer les modes de production vers des pratiques plus naturelles, plus respectueuses de l’écosystème et du bien-être des animaux. Encourager l’usage d’alternatives aux pesticides ou aux antibiotiques en élevage. Trouver dans la connaissance de la nature des solutions pour faire grandir la vie, et aussi les saveurs dans votre assiette ».

Démonstration au champ de nouvelles techniques agroécologiques

Les capacités de recherche appliquée et de stimulation mutuelle de ces coopératives sont vraiment fortes et constituent un vrai gage d’avenir à l’heure où les agriculteurs doivent se réinventer face au réchauffement climatique et à l’épuisement des ressources, tout en s’appropriant les nouveaux outils de l’intelligence artificielle et d’analyse des sols, quand le « siècle des bactéries et des champignons arrive » ! Car la « vraie révolution agricole reste à venir ».

Les regroupements sont également censés aider les coopératives à changer de modèle économique. Elles se sont créées dans une période où le mot d’ordre était de « produire plus avec plus ». Toujours de blé, de maïs, de fruits et légumes, de lait et de viande, etc…. avec toujours plus de machines, d’engrais, de pesticides et d’antibiotiques ! Comme les coopératives prélevaient un pourcentage à la fois sur les ventes et sur les achats, leur chiffre d’affaires ne cessait de s’étoffer. Mais maintenant il s’agit de produire « autant et mieux avec moins », et elles toucheront moins sur les achats qui vont donc baisser. Trouveront-elles un nouvel équilibre économique en vendant du conseil, de l’intelligence, du stockage et du traitement de données, des analyses de sol, etc., plutôt que d’acheter des produits chimiques et mécaniques ?

Citons par exemple la coopérative de tomates et fraises Savéol qui achète nettement moins de pesticides, mais gère une véritable ferme d’élevages d’insectes auxiliaires de culture, qui font le job à la place de la chimie.

Allez, terminons par un petit clin d’oeil. J’ai demande à Chat GTP de ma faire une illustration…

A propos BrunoParmentier

Bruno Parmentier : Consultant et conférencier sur les questions d’agriculture, alimentation, faim dans le monde et développement durable. Président ou administrateur d’ONG et de fondations. J'ai dirigé de 2002 à 2011 le Groupe ESA (École supérieure d'agricultures d'Angers). Ingénieur des mines et économiste, j'avais auparavant consacré l'essentiel de mon activité à la presse et à l'édition. J'ai eu ainsi l'occasion de découvrir à l'âge mûr et depuis un poste d'observation privilégié les enjeux de l'agriculture et de l'alimentation, en France et dans le monde. Il en est sorti quatre livres de synthèse, un sur l'agriculture, l'alimentation, la faim et le réchauffement climatique. Des livres un peu décalés, qui veulent « sortir le nez du guidon » pour aller aux enjeux essentiels, et volontairement écrits avec des mots simples, non techniques, pour être lisibles par des « honnêtes citoyens ». Ce blog prolonge ces travaux et cette volonté d'échange. Il est également illustré par une chaine YouTube http://nourrir-manger.com/video
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