Faut-il vraiment diminuer le commerce international de produits agricoles ?

Les sénateurs ont cru faire un geste pour les agriculteurs, et en particulier les éleveurs, en dénonçant l’accord commercial avec le Canada, le CETA. En fait ils leurs tirent une balle dans le pied car depuis 2017 cet accord BENEFICIE aux éleveurs !

En effet, la dernière idée à la mode chez la plupart des syndicats agricoles, des médias et beaucoup de politiciens : le commerce international des produits agricoles serait intrinsèquement nocif ; il serait donc urgent de dénoncer tous les accords de libre-échange et de revenir à des consommations purement locales. Nos agriculteurs sont malheureux car ils sont exploités par le capitalisme international et ils seraient beaucoup mieux s’ils vendaient directement aux consommateurs français. Mais la réalité est que nous sommes d’abord un grand pays exportateur ! Tentons de prendre du recul par rapport à ces débats passionnés.

On ne peut pas « tout » produire en France, ni même en Europe, même si on y a acclimaté beaucoup de produits « exotiques ».

La vie serait bien triste si on mangeait comme au Moyen-âge ! En effet, comme je l’ai analysé dans mon ouvrage « Manger tous et bien », la plupart des aliments mangés couramment en France ne sont pas d’origine européenne, à part les choux, pois, fèves, lentilles, artichauts, fraises et d’autres. On en a conscience pour les produits tropicaux dont on sait qu’ils ont beaucoup voyagé avant d’atterrir dans nos assiettes, comme la banane, l’ananas, la mangue ou l’avocat, mais parfois moins pour ceux que nous avons acclimatés, comme la pomme de terre, le potiron, le piment ou le tabac, qui viennent du Pérou, ou la tomate, la courgette, le poivron, le haricot et le maïs, originaires d’Amérique centrale.

Olivier de Serres écrivait en 1600 au sujet des tomates qu’il cultivait comme ornement dans son jardin : « Leurs fruits ne sont pas bons à manger ». En effet, lorsqu’elle n’est pas mûre, elles contiennent des alcaloïdes toxiques qui disparaissent à maturité. Les Italiens l’adoptent plus rapidement et l’appellent « pomme d’or » car les premières arrivées dans le pays étaient jaunes, Ce sont probablement les révolutionnaires marseillais montés dans la capitale qui l’ont introduite, mais seulement dans les années 1790.

Le riz, le sarrasin, la pêche, l’orange, le coing et l’abricot viennent de Chine. Le concombre, l’aubergine, l’épinard, la noix, le citron et le poivre d’Inde. La cerise et la poire sont nées au Caucase ; l’oignon et la pistache en Asie centrale ; le blé, le seigle, la carotte, le chou, le petit pois, la laitue, le melon, l’amande, le raisin et le pois chiche au Moyen-Orient.

Rappelons qu’Ève, si elle avait existé, n’aurait pas pu manger de pomme, puisque ce n’est qu’avec la « route de la soie » qu’elle est arrivée d’Asie au Moyen-Orient, puis en Occident. La Bible dit qu’elle a mangé le fruit « de l’arbre du milieu du jardin », l’arbre de la « connaissance du bonheur et du malheur » et se garde bien de qualifier l’espèce coupable en question, alors que quelques versets plus loin elle parle bien du figuier qui a fourni opportunément des feuilles pour couvrir la nudité des pêcheurs (et qui existe effectivement au Moyen-Orient depuis au moins dix mille ans). En revanche Newton, lui, a parfaitement pu recevoir une pomme sur la tête dans la campagne anglaise en 1666 avant d’inventer la loi de gravitation universelle.

Rien de bien « gaulois bien de chez nous » sur cet étal ! Photo PX Here

La pastèque et le melon viennent d’Afrique, le sucre de canne de Polynésie via la Perse et les îles méditerranéennes (le nom arabe de la Crète est Quandi, sucre).

Plus récemment le kiwi, qui vient de Chine, a été glaner son nom en Nouvelle-Zélande avant de faire l’objet d’une appellation d’origine contrôlée dans les Landes. Idem pour le quinoa, originaire du Pérou, qui fait maintenant l’objet d’une filière en Anjou.

Tout cela relativise les affirmations selon lesquelles les traditions culinaires se perdent ; si on avait gardé scrupuleusement les traditions gauloises, nos repas seraient bien tristes.

Le commerce international de nombre de ces produits a donc été stratégique pendant longtemps ; il a fait la fortune de Venise et a lancé les explorateurs portugais et espagnols sur les mers. La valeur du sel, du sucre, du poivre, des épices, etc., pouvait être multipliée par dix, voire par cent en voyageant à l’autre bout du monde.

Mais tout le monde mange à sa faim en Europe, grâce à la Politique agricole commune

L’histoire de la France, et de l‘Europe, est ponctuée de pénuries et de famine. Rappelons que, ce qui manquait Place de la Bastille en 1789, c’était le pain ! La France a connu 11 disettes au 17e siècle, 16 au 18e, et 10 encore au 19e. Même au 20e siècle, les deux guerres mondiales ont provoqué des rationnements, dont les derniers tickets n’ont disparu qu’en 1948, 3 ans après la fin de la guerre.

Depuis les années 60, on a mis en place en Europe une politique agricole commune dont les résultats ont été absolument spectaculaires, puisque de la production de tous les produits agricoles a augmenté nettement plus rapidement que la population. Ce continent de 450 millions de personnes mange dorénavant à sa faim ; on en a eu une illustration extrêmement spectaculaire lors des confinements dûs à la crise du COVID : la majorité de la population européenne vit dans des villes éloignées des campagnes et tout le monde a pu manger !

Graphique de l’auteur à partir de chiffres FAO

L’Europe agricole et alimentaire s’est construite sur les échanges

Ces résultats éminemment positifs ont été, entre autres, obtenus par une spécialisation de chacune des grandes régions européennes dans un certain nombre de production, celles pour lequel ils avaient les meilleures conditions écologiques, climatiques et sociales, et une libération totale du commerce intra-européen.

C’est ainsi par exemple qu’en France, on s’est en particulier spécialisé dans les céréales, les vins et spiritueux et les laitages, alors qu’on a confié pour une bonne part la production de nos fruits et légumes à des pays dont le climat était plus adapté. On mange actuellement beaucoup plus de fruits et un peu plus de légumes que dans les années 60, mais ils viennent pour une bonne part d’Espagne, pays à qui on vend beaucoup de céréales.

Graphique de l’auteur à partir de chiffres FAO

En général, tout cela se passe au mieux, car les saisons de récolte ne sont pas tout à fait les mêmes. C’est ainsi que certains producteurs de melon du Poitou ont investi au Maroc et en Espagne, pour pouvoir proposer ce fruit 6 mois par an, les ramasseurs faisant successivement 3 saisons de deux mois dans les trois pays. Mais lorsque les producteurs de pêches et d’abricots du Sud de la France ont une production simultanée avec leurs collègues espagnols, ce commerce engendre des fâcheries et on voit des syndicalistes français attaquer les camions qui remontent d’Espagne vers Roissy. Cependant, il ne faut pas oublier que, depuis des dizaines d’années, les producteurs de blé de Beauce vendent aux espagnols leur précieuse production ; sans les français, on aurait du mal à manger du pain à Madrid.

Notons d’ailleurs que le sens de ces échanges ne sont pas gravés éternellement dans le marbre. Avec le réchauffement climatique, dorénavant l’Espagne est littéralement en voie de désertification, et ses nappes phréatiques ne suffiront plus pour arroser dans ses serres. Il est donc possible, et même probable, qu’on verra dans les prochaines années un renouveau de la production de fruits et légumes dans l’ouest de la France, des régions qui seront nettement mieux loties en matière de réchauffement climatique et de disponibilité en eau de pluie. Peut-être que, dans 20 ans, la France, vendra des concombres, des tomates et des abricots aux espagnols !

La France est un grand exportateur de produits agricoles et alimentaires

Imaginez qu’on puisse impunément fermer nos frontières aux importations agricoles constitue un jeu fort risqué. Comment allons-nous exporter si nous refusons d’importer ? Or la France est actuellement un grand pays exportateur de produits agricoles et agroalimentaires.

Ce secteur agricole constitue le 3e poste excédentaire de notre balance commerciale, derrière le secteur aéronautique et spatial et celui des parfums et cosmétiques.

Source : Agreste

Nous vendons certes beaucoup de vins et spiritueux, mais aussi de céréales, de produits laitiers, de fruits et légumes et d’animaux. Nous achetons aussi énormément : du poisson, de la viande, des fruits et légumes, des huiles, et des produits exotiques comme le café le cacao et le thé, etc.

Les céréales sont un des produits qui circulent le plus à travers le monde, et la France en est un acteur majeur. Source Futura © Ruslan Batiuk, Adobe Stock, tous droits réservés 

Notre balance commerciale varie beaucoup suivant les années ; en 2022 elle était plutôt bonne, +9,4 milliards, car les prix des céréales que nous exportons beaucoup avaient énormément augmenté à cause du conflit russo-ukrainien ; en 2023 elle était médiocre car justement les prix mondiaux du blé ont fortement chuté au fur et à mesure que l’Ukraine a retrouvé des marges de manœuvres pour écouler sa production ! Les céréaliers français qui se plaignent maintenant du retour du blé ukrainien (qui leur prend des parts de marché et abaisse les prix), « oublient » de préciser qu’ils ont eux-mêmes largement « profité » de la guerre en Ukraine en 2022…

(Milliard €)ImportationsExportationsSolde
Année 202174,784,1+8,2
Année 202274,784,1+9,4
Année 202375,181,6+6,5
Chiffres globaux du commerce extérieur agroalimentaires de la France (source : Agreste)

On peut se focaliser sur nos piètres performances dans certains secteurs, par exemple sur le fait que les importations de viande représentent 56 % de notre consommation de mouton, 22 % de bœuf, 26 % de porc et 45 % de poulet, ou 30% de nos produits laitiers. En matière végétale, nous importons 28% de nos légumes, 71 % de nos fruits et 63 % des protéines destinées à l’alimentation animale. Sans parler de 75 % de notre miel ! Mais, si on veut se fermer à tout ou partie des 75 milliards d’importations agricoles, comment va-t-on faire pour maintenir nos 80 à 85 milliards d’exportations ?

Nous perdons certes des « parts de marché » dans le monde. Jusqu’aux années 2000, la France était le deuxième exportateur mondial, derrière les USA. Elle n’est maintenant que 6e car elle s’est fait doubler par les Pays-Bas, l’Allemagne, le Brésil et la Chine, et elle se retrouve talonnée par l’Espagne et la Pologne ! Mais elle reste un acteur majeur !

Il est vrai que, dans notre culture, lorsqu’on a créé le « marché commun européen », on trouvait normal que la France nourrisse l’Allemagne et qu’en contrepartie cette dernière lui vende des voitures et autres produits industriel. Hélas, maintenant qu’une bonne partie de l’élevage est devenu de fait « industriel », la France achète à l’Allemagne à la fois des voitures… et des cochons !

La France de la grande distribution est très présente à l’international…

Mais la France reste quand même dans la course ! Elle est encore le premier producteur européen de céréales, de viande bovine, de lin, de graines oléagineuses, de légumes en conserve, d’œufs, de semences agricoles ; le second pour le sucre et le lait ; le troisième en volailles et en porcs. Au niveau mondial, elle est la première exportatrice de vins et spiritueux, de semences agricoles, de pommes de terre et reste en très bonne place pour les céréales, l’orge de brasserie, les eaux minérales naturelles, le lait, etc. On peut noter également le dynamisme important de son industrie agroalimentaire, la première du pays en nombre d’emplois (643 000 emplois en 2021 d’après l’INSEE) et en chiffre d’affaires (228 milliards €). Il serait fou de remettre en question tous ces acquis ! Et celui de ses grandes firmes de distribution.

On parle beaucoup des accords de libre-échange que l’Europe signe avec les Etats-Unis, le Canada, la Nouvelle Zélande, le Mercosur, le Chili, etc. Il faut dire que, dans la plupart des cas, le secteur agricole (en particulier français) est alors pris en otage par les intérêts industriels (en particulier allemands). Si on veut vendre avec moins de droits de douanes des voitures, des avions ou des machines-outils au Brésil et à l’Argentine, il faut bien par réciprocité baisser nos propres droits de douane sur leurs produits à eux ; or ce qu’ils ont à vendre, eux ce sont des produits agricoles : du soja, de la viande de bœuf, du jus d’orange, du café, etc. Il convient donc d’organiser mieux la solidarité intra européenne entre les différents pays et secteurs économiques.

Rang2023 – Les plus gros clients de la France agricoleLes plus gros fournisseurs
1BelgiqueEspagne
2AllemagneBelgique
3EspagneAllemagne
4ItaliePays-Bas
5USAItalie
6Royaume UniRoyaume Uni
7Pays-BasSuisse
8ChinePologne
9SuisseBrésil
10MarocUSA
On peut aussi relativiser en constatant que plus des 2/3 des importations et des exportations agricoles de la France se font avec les pays européens. Notre pays pour l’alimentation, c’est dorénavant l’Europe !

La déstabilisation redoutée après la signature de ces accords extra européens reste quand même relativement minime. Le problème de l’élevage en France vient d’abord de la nécessité absolue de baisser plus rapidement la consommation et donc à terme la production de viandes et de laitages, beaucoup plus que des tonnages relativement limités que l’on importe déjà et importera dans le futur depuis l’Amérique du Sud. D’autant plus que nous pouvons parfaitement introduire des clauses écologiques et sociales dans le cadre de ces accords. Par exemple pas de bœuf nourri aux hormones, ni de produits végétaux arrosés avec des substances pesticides interdites en Europe, ni de produits cultivés au détriment de la déforestation amazonienne. Même si ces dispositions sont relativement difficiles à appliquer rigoureusement. L’accord CETA avec la Canada par exemple a été mis en œuvre en 2017 ; les éleveurs bovins étaient contre et redoutaient une concurrence déloyale. Mais pour le moment on n’a noté aucun déferlement, car très peu d’éleveurs canadiens ont décidé de se mettre aux normes européennes pour pouvoir exporter : en 2023 ils n’ont exporté vers l’Europe que 1,4 million de tonnes de bœuf, soit à peine 2 % du volume permis par le CETA, dont un ridicule 29 tonnes vers la France ! En fait c’est l’inverse qui s’est produit : ce sont les exportations européennes de viandes vers le Canada qui ont flambé, passant de 2 millions à 14 millions de tonnes, plus 19 millions de tonnes de fromages !

Signalons au passage que les éleveurs, qui se plaignent beaucoup des éventuelles importations massives de viandes de bœuf latino-américaines, nourrissent eux-mêmes pour la plupart leurs propres animaux avec du maïs et du soja… latino-américains !

Regardons donc à deux fois avant de torpiller les accords de libre échange agricoles, sous peine de tuer la poule aux œufs d’or !

A propos BrunoParmentier

Bruno Parmentier : Consultant et conférencier sur les questions d’agriculture, alimentation, faim dans le monde et développement durable. Président ou administrateur d’ONG et de fondations. J'ai dirigé de 2002 à 2011 le Groupe ESA (École supérieure d'agricultures d'Angers). Ingénieur des mines et économiste, j'avais auparavant consacré l'essentiel de mon activité à la presse et à l'édition. J'ai eu ainsi l'occasion de découvrir à l'âge mûr et depuis un poste d'observation privilégié les enjeux de l'agriculture et de l'alimentation, en France et dans le monde. Il en est sorti quatre livres de synthèse, un sur l'agriculture, l'alimentation, la faim et le réchauffement climatique. Des livres un peu décalés, qui veulent « sortir le nez du guidon » pour aller aux enjeux essentiels, et volontairement écrits avec des mots simples, non techniques, pour être lisibles par des « honnêtes citoyens ». Ce blog prolonge ces travaux et cette volonté d'échange. Il est également illustré par une chaine YouTube http://nourrir-manger.com/video
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