Article paru sur le site Atlantico le 1er septembre 2015
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Cette année est celle de la lutte contre le gaspillage alimentaire : les études pleuvent à ce sujet, dont certaines affirment que jusqu’à 30 % de la production alimentaire finiraient en déchet. Alors que les terres s’essoufflent d’une surproduction, les appels à la responsabilisation se multiplient.
Selon une étude menée en 2012 aux Etats Unis, 40 % des récoltes seraient perdues avant d’arriver dans nos assiettes. Quels sont les étapes successives de cette perte ?
Bruno Parmentier : Nous n’avons que des moyens indirects de mesurer le gâchis ; tous les chiffres avancés sont donc des approximations. Et les pourcentages avancés sont relativement cohérents : on sait qu’on gâche beaucoup plus aux États-Unis, alors si nous en sommes en Europe à 30 % eux pourraient bien en être à 40 % (dont plus de la moitié des fruits, des légumes et du poisson) !
On peut voir par exemple sur le site Food Waste Fiascos de Rob Greenfield , qui expose ce qu’il trouve dans les poubelles, des illustrations concrètes de cet immense gâchis nord-américain
Ce phénomène commence chez chacun d’entre nous lorsque nous mettons à la poubelle de l’ordre de 20 à 30 kg d’aliments par personne et par an, dont environ 7 kg même pas déballés ! Chaque lecteur peut lui-même faire l’inventaire de son réfrigérateur et de son congélateur, les machines où l’on introduit beaucoup d’énergie pour stocker pendant la semaine ce qu’on finit par jeter le dimanche ou le jour où on part en vacances !
Actuellement, ce sont surtout les supermarchés qui sont dans la ligne de mire, et il y a un magnifique consensus national pour s’insurger contre ce qu’ils jettent et les inciter à donner le plus possible aux organismes humanitaires pour que ces derniers les redistribuent dans leurs banques alimentaires, restaurants du cœur et autre soupes populaires. Mais, là encore, vive les boucs émissaires quand on estime qu’ils ne sont en fait responsables que de 6 à 10 % du gâchis !
Donnons une image pour faire faire comprendre l’ampleur de ce phénomène. Nous introduisons environ 1 tonne de nourriture par notre bouche tous les ans, dont environ 60 % de liquide, et, donc, environ 400 kg de nourriture solide. Et bien le gâchis cumulé représente en fait de l’ordre de 250 kg par personne !
Il nous est complètement invisible pour au moins un tiers de cette quantité. Par exemple les carottes ou concombres tordus qui ne quittent pas le champ car c’est bien connu, nous ne mangeons que des carottes et des concombres rectilignes, ou les melons ouverts, ou les pêches un peu blanchies (car plus sucrées !). Ou bien tous les fruits et légumes légèrement tachés, puisque nous exigeons qu’il soit complètement aseptisés, et qu’aucune mouche ne se soit jamais posée dessus. Ou encore la moitié des filets les pêcheurs, car ils ramassent tout ce qui passe à travers, y compris les poissons trop petits, trop gros, hors quotas, sans valeur actuellement sur le marché, etc.
Le deuxième tiers est à peine plus visible : il est jeté dans des opérations de transport, d’industrialisation ou de de commercialisation.
Le troisième tiers est pour moitié jeté soit par nous-même, victimes consentantes que nous sommes de l’idéologie de la consommation de masse, qui fait que nous bourrons notre caddie de supermarché avec des portions trop grandes, des offres irrésistibles (3 pour le prix de 2), ou en oubliant que justement cette semaine nous sommes invités à dîner chez des amis, et nous partons deux jours en voyage ! On peut observer par exemple que l’industrie laitière a décidé une fois pour toutes de nous vendre les yaourts par multiples de quatre (4,8, 12,16 ou 400…) et que, dans notre pays, on estime en fait que quand nous achetons quatre yaourts nous n’en mangeons que trois et que nous jetons le quatrième parce que sa date limite est dépassée. On oublie d’ailleurs que, conservé au frais, le yaourt devient plus acide avec le temps, ce qui change son goût certes, mais lui permet aussi d’éviter les microbes !
La dernière part est jetée dans la restauration, compte tenu de nos normes gastronomiques et d’hygiène incroyablement exigeantes : même dans les cantines scolaires, il est hors de question de servir du pain de la veille, et ne parlons pas des restes du plat de résistance. Songeons que les producteurs de porc français ne peuvent pas faire la tournée des restaurants et cantines des écoles et collèges de la ville voisine pour collecter les restes, comme ça se fait encore partout dans les villes chinoises, même à Pékin.
Comment expliquer la facilité avec laquelle on jette ces produits ? Quel est l’impact de l’évolution de l’attitude du consommateur, toujours à la recherche de produits « parfaits » ?
Bruno Parmentier : On voit bien que le problème de la société du gâchis est parfaitement global : on peut donc certainement progresser à toutes les étapes, si la motivation est au rendez-vous. Mais le principal problème reste dans la tête, c’est celui du changement culturel. Et en la matière, ne soyons pas exagérément pessimistes : l’expérience prouve qu’une fois qu’une idée a vraiment mûri dans nos esprits, on peut obtenir relativement rapidement des changements de comportement. C’est ainsi que tous les Français se sont mis à trier leurs poubelles, ou bien que du jour au lendemain on a arrêté de fumer dans tous les restaurants et cafés de France. Si la presse (et les enseignants) parlent souvent du gâchis en indiquant des pistes concrètes pour le limiter, on pourra progresser.
Par exemple, l’introduction volontariste de rayons de « fruits moches » beaucoup moins chers dans certains supermarchés, ou de rayons de produits qui sont proches de la date limite de consommation, ne peut que faire changer nos comportements à terme. De plus, dans de nombreux établissements scolaires, on commence à prendre ce problème à bras-le-corps, et à la base, en formant autrement les futurs consommateurs.
Visuel de la campagne « fruits et légumes moches » d’Intermarché
Peut-on mesurer le coût, direct et indirect, de ce gaspillage ?
Bruno Parmentier : Les chiffres globaux, mondiaux, publiés par la FAO, sont très impressionnants : 1,3 milliard de tonnes de nourriture jetées chaque année pour un coût économique direct (à l’exclusion du poisson et des fruits de mer) de l’ordre de 750 milliards de dollars par an, pour un peu plus de 7 milliards de terriens. Chez nous, qui sommes riches, on parle de plusieurs centaines d’euros par personne et par an en direct, et probablement plus de mille euros par personne au total. Aux USA, on parle de 48 milliards de dollars.
Le coût écologique est encore plus préoccupant : cette même FAO estime par exemple que chaque année, la nourriture produite sans être consommée engloutit un volume d’eau équivalent au débit annuel du fleuve Volga en Russie et est responsable du rejet dans l’atmosphère de 3,3 gigatonnes de gaz à effet de serre. Ces aliments produits mais non consommés utilisent de la terre, des engrais, des pesticides, de l’irrigation, de l’énergie, etc., toutes choses qui commencent à manquer sérieusement sur la planète !
Mais ne soyons pas naïfs : la barquette de lasagne que nous n’allons pas consommer ne va pas se retrouver instantanément dans un bidonville d’Haïti pour nourrir une famille affamée. À court terme, cet absence de consommation va en fait commencer à produire un peu plus de chômage en France, puisqu’évidemment, une part non négligeable de l’emploi dans l’agriculture, la grande industrie, le transport et la distribution alimentaire provient directement de ce gâchis ! Comme chacun sait, le capitalisme vit (fort bien) du gâchis, un phénomène qui dépasse largement le secteur alimentaire ; par exemple, pourquoi donc nous a-t-on mis dans la tête qu’il est « moderne » de changer de téléphone portable tous les un à deux ans ?
L’année de la lutte contre le gaspillage fait la promotion des initiatives qui vont contre le gaspillage. Est-ce qu’il existe des circuits de recyclage de ces aliments rejetés ? Aujourd’hui quelles sont les démarches qui font leur preuve ? Et quelles sont les autres pistes à exploiter ?
Bruno Parmentier : Bien sûr, mais elles sont encore très peu développées. Certaines vont en direction de l’alimentation animale (comme on le faisait dans le temps dans chaque ferme où les restes des repas étaient donnés aux poulets et aux cochons !), mais ça pose beaucoup de problèmes de logistique, et d’homogénéisation des rations, et il est donc peu probable qu’on arrive à traiter par ce biais les petites quantités. En revanche, les déchets de la grande industrie alimentaire, qui eux, sont homogènes et produits en grande quantité, sont de plus en plus utilisés dans ce sens. Heureusement que les usines de production de jus de fruits s’occupent maintenant la plupart du temps d’une utilisation rationnelle et intelligente des quantités énormes de pulpe qui sortent de leurs usines.
L’actualité de l’année 2015 est celle des accords plus nombreux à passer entre les supermarchés et les organismes humanitaires. Au moment où l’Europe ne veut plus poursuivre les financements qu’elle donnait auparavant aux banques alimentaires, c’est certainement une voie d’avenir, qui va nécessiter un vrai saut qualitatif dans l’organisation ; par exemple, la plupart des associations humanitaires n’ont pas les véhicules, la logistique, et la main-d’œuvre suffisante pour trier au jour le jour beaucoup plus d’aliments, surtout des aliments frais qu’il faut traiter très vite vu qu’ils approchent les dates limite de consommation.
Mais ces aliments non consommés peuvent également avoir au moins deux autres utilisations, lorsque les autres sont impossibles : fertiliser les terres, ou produire de l’énergie via la méthanisation. À quand des composteurs de quartier dans toute les grandes villes, sur le modèle de ce qui a été installé à Nantes : http://www.ekovore.com/ ou des unités de méthanisation un peu partout sur le territoire : http://www.pardessuslahaie.net/agriculteurs-methaniseurs
Voir aussi sur ce même blog l’article « Ne plus rien gâcher »