L’Europe est à la veille de signer un accord commercial de libre-échange avec le Mercosur et ses 260 millions de consommateurs. Ce sera le plus grand accord de libre-échange qu’elle n’est jamais signée. L’Allemagne, l’Espagne, l’Italie, les pays scandinaves et d’autres poussent à une signature rapide, ainsi que le patronat français. Mais les éleveurs français son vent debout et vont faire l’impossible pour tenter d’empêcher la signature de cet accord qui leur sera probablement en partie défavorable, ainsi que des écologistes qui estime qu’il provoquera un accroissement du réchauffement de la planète. Le gouvernement français les suit, mais risque de ne pas réussir à réunir les 4 pays et le tiers de la population européenne pour pouvoir faire capoter l’affaire. Quels sont exactement les enjeux ?
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L’Europe doit-elle définitivement laisser l’industrie et le commerce mondial aux chinois, indiens et américains ?
La désindustrialisation de l’Europe est de plus en plus préoccupante, la fermeture récente d’usines de Michelin en France et de Volkswagen en Allemagne en témoigne. La Chine, l’Inde multiplient les initiatives pour conquérir le plus de marchés possibles à travers la planète et nous allons assister dans les 4 ans qui viennent à une offensive beaucoup plus forte des entreprises américaines. Mario Draghi a bien décortiqué ans dans son récent rapport les maux d’une économie en plein décrochage. Si nous ne réagissons pas en investissant massivement dans l’innovation et le commerce, il estime que l’UE est promise à une « lente agonie ». « Sans action, nous devrons compromettre soit notre niveau de vie, soit notre environnement, soit
notre liberté. […] Nous devrons revoir à la baisse certaines, voire toutes nos ambitions. C’est un défi existentiel ».
Rappelons qu’en particulier le commerce extérieur de la France est structurellement déficitaire depuis des années, comme on peut le voir dans le rapport 2023 sur le commerce extérieur du ministère de l’Économie.
C’est dans ce cadre qu’il faut regarder ce projet d’accord, avec des pays qui nous sont proches culturellement et promis à un vrai développement. Il s’avère indispensable pour nos industries automobiles, chimiques, pharmaceutiques, technologiques, du luxe, et même agroindustrielles. Mais il a un coût : on ne peut pas obtenir la levée des droits de douane là-bas pour nos produits sans accepter de les lever ici pour leurs produits. Et qu’est-ce qu’ils peuvent nous vendre le Brésil, l’Argentine, l’Uruguay etc. ? De la viande, du jus d’orange, du sucre, etc. D’où le fait qu’on ait qualifié cet accord de « viande contre automobile ».
Inutile de préciser donc que Volkswagen mais aussi Renault, Peugeot, Airbus, Michelin, Sanofi, LVMH, les viticulteurs français, et bien d’autres vont pouvoir profiter de ces nouveaux marchés… Mais les éleveurs sont furieux de risquer de faire les frais de ce grand troc… et le font savoir bruyamment dans la rue… alors que ceux qui grâce à lui vont pouvoir garder leur emploi, ou en trouver un, dans des entreprises qui vont pouvoir se développer en exportant mieux, ne peuvent pas le faire aujourd’hui, puisqu’ils ne sont pas encore nommément désignés. On sait ce qu’on risque de perdre, mais on ne sait pas précisément ce qu’on gagne…
La France et l’Europe sont eux-mêmes de gros exportateurs de produits agricoles
La France, et d’autres pays européens, sont mal venus pour demander de réduire, ou de stopper, le commerce des produits agricoles et alimentaires, car si certes nous en importons, nous en exportons aussi énormément, comme je l’ai détaillé dans mon article « Faut-il vraiment diminuer le commerce international de produits agricoles ».
La France vend beaucoup de vins et spiritueux, mais aussi de céréales, de produits laitiers, de fruits et légumes et d’animaux. Nous achetons aussi énormément : du poisson, de la viande, des fruits et légumes, des huiles, et des produits exotiques comme le café le cacao et le thé, etc. MAIS nous vendons plus que nous n’achetons !
Il est donc périlleux de vouloir fermer nos frontières, intérieures à l’Europe tout d’abord, car nous exportons essentiellement vers les autres pays européens ; si des importations de fruits et légumes espagnols agacent légitimement les producteurs de sud-est de la France, il ne faut pas oublier qu’à Madrid on mange pour une bonne part du pain issu de blé de Beauce, et qu’avec le réchauffement climatique demain ce seront les espagnols qui mangeront des tomates françaises et non plus l’inverse. Mais aussi vers le vaste monde, où nous vendons en particulier beaucoup de vins et spiritueux et de savoureux fromages.
Il ne faut donc pas renoncer, mais aménager.
L’accord CETA avec le Canada n’a finalement pas perturbé l’élevage européen
En 2026-2017, la signature et la mise en œuvre de l’accord de libre échange avec le Canada (CERA) ont déjà provoqué beaucoup d’émotions et de conflits. J’en avais fait écho en 2019 en écrivant « Sur l’accord CETA, ne pas se tromper de combat ».
Nous avons maintenant assez de recul pour constater qu’il n’a aucunement entrainé d’invasion de viande canadienne en Europe. En 2023 seules 1 450 tonnes ont été ainsi importées, soit à peine 2 % de ce que le CETA autorisait (65 000 tonnes par an) ! La viande bovine canadienne représente aujourd’hui moins de 0,1% de la consommation en France.
En fait, ce qui a fonctionné à plein, c’est le respect des normes sanitaires : l’Europe interdit les hormones de croissance en élevage et l’acide péroxuacétique en décontamination dans les abattoirs, deux produits qui sont largement utilisés outre-Atlantique. Bref, seulement 36 éleveurs canadiens sur 70 000 ont été homologués !
En définitive, c’est même le contraire qui s’est passé : c’est nous qui avons exporté du bœuf au Canada ! Nos exportations sont passées de 1 700 à 14 000 de tonnes en sept ans, plus 19 millions de tonnes de fromages (soit un peu plus de 1 % de leurs exportations mondiales).
Le problème est certes beaucoup plus compliqué avec le Brésil, l’Uruguay ou l’Argentine, des pays d’élevage qui utilisent couramment nombre de produits interdits en Europe, et où on peut estimer que les contrôles sont et seront durablement beaucoup plus laxistes. Compliqué mais pas absolument impossible ; c’est vraiment dans cette voie qu’il convient de travailler maintenant en renforçant nos moyens de contrôle.
Le Mercosur est déjà omniprésent dans l’élevage européen
Évidemment, les 193 millions de bovins brésiliens font peur aux éleveurs français (qui, eux, n’en élèvent « que » 17 millions !). De même que les 52 millions d’Argentine et 12 millions d’Uruguay (un petit pays où on compte néanmoins 4 vaches par habitants !).
Mais en fait le problème est déjà largement installé, car ce sont pour une bonne part les cultivateurs de ces pays qui nourrissent actuellement nos vaches, porcs et poulets ! On élève sur le vieux continent beaucoup plus d’animaux qu’on ne peut en nourrir, et du coup on importe massivement du soja brésilien et argentin !
La Bretagne par exemple, qui compte 3,3 millions d’habitants, élève 750 000 vaches, 7,3 millions de cochons, 34 millions de poules pondeuses, 125 millions de poulets, et 70 millions de dindes ! 95 % de ses protéines végétales viennent d’Amérique latine. Si on arrête ce flux massif, la principale activité économique de cette région s’effondre purement et simplement.
La France a importé en moyenne 3,6 millions de tonnes de soja par an sur la période 2012-2021 (soit 54 kg par habitant). Pour les produire, elle a mobilisé de fait près d’un million d’hectares dans le monde, soit l’équivalent de deux de nos départements ! Ce soja vient pour les 2/3 du Brésil.
Donc, si une partie de notre production domestique de viande est malheureusement substituée à cause de cet accord par de la viande produite dans le Mercosur, en termes de réchauffement climatique, l’effet ne sera pas considérable, car, en quelque sorte, le mal est déjà là !
Certains mettent également en avant la pollution générée par les transports entre l’Amérique du Sud et le vieux continent. Mais il faut considérer que, d’une part, le transport par voie maritime est très peu réchauffant, contrairement à celui par fret aérien ou par camion, et que, d’autre part, on en économise beaucoup en transportant des carcasses d’animaux en lieu et place de la nourriture que mangent ces animaux (rappelons qu’il faut 6 kilos de végétaux pour produire un kilo de porc et 11 kilos pour un de bœuf !).
Si on veut réduire le réchauffement climatique causé par notre alimentation, c’est d’abord en diminuant noter consommation de viande rouge qu’on peut le faire, qu’elle soit produite en France ou au Brésil !
Il faut aider les éleveurs à produire moins, pas à produire davantage.
Les éleveurs le reconnaissent eux-mêmes, les conséquences de cet accord ne sont pas très importantes en elles-mêmes, elles ne représenteront vraisemblablement que quelques pourcents de la production française (on parle de 1,5 % de la production européenne).
Ce qui les rends furieux, c’est l’effet « cerise sur le gâteau ». Car, il faut bien le reconnaître, ils ne sont pas à la fête depuis plusieurs années et, après avoir reçu tant de coups : sécheresses, inondations, maladies et épidémies, baisse des prix de vente, augmentation des coûts des intrants, promesses non tenues pour cause de dissolution, etc. le Mercosur, pour reprendre une autre expression populaire, « c’est le pompon ! ».
Ils sont en quelques sortes dans la situation des viticulteurs des années 60, quand chaque français consommait en moyenne 140 litres de vin, contre 40 aujourd’hui. Malgré cette baisse historique et drastique, il y a encore des vignes en France, et le chiffre d’affaires de la viticulture n’a cessé d’augmenter ! Cette profession, avec beaucoup d’efforts et de souffrance, est entièrement passée de la quantité à la qualité. Et alors que le « litron » de rouge coûtait moins de 1 franc de l’époque, l’entrée de gamme d’aujourd’hui se situe autour des 4 euros les 75 centilitres, soit 35 fois plus !
L’apogée de la consommation de viande et de laitages en France a été atteinte au tournant du siècle, avec près de 100 kilos de chaque par habitant, trois fois plus que dans les années 1930. Depuis, la consommation baisse ; elle se situe dorénavant autour de 90 kilos de laitages et de 80 kilos de viande.
Il faut d’une manière ou d’une autre « sacrifier des vaches pour sauver le climat », comme je l’ai détaillé dans un article récent. On élève trop d’animaux, et en plus ils sont mal répartis (voir cet autre article).
La crise provoquée par la récente décision de Lactalis de ne plus collecter 1 milliard de litres de lait en France est un des signes récents de cette évolution inéluctable. Voir mon article « Lactalis va-t-il fermer brutalement des exploitations laitières ».
C’est donc avant tout au consommateur d’agir : s’il veut consommer moins (que ce soit pour des raisons de réchauffement, écologiques, de bien-être animal, de diététique, philosophiques ou autres), il doit veiller à consommer local, et à rémunérer suffisamment les producteurs nationaux. A quand des associations de parents d’élèves qui exigent de la viande locale dans la cantine de leur école ou de leur lycée, payée correctement et équitablement, alors qu’on estime actuellement qu’environ 70% de la viande de poulet y est importée et 40% pour le porc ? (Voir également mon petit guide : « Restauration collective, comment s’adapter au réchauffement climatique »)
Et le gouvernement devrait rapidement se consacrer activement à aider les éleveurs, et la plupart des agriculteurs, à passer ce cap difficile de 2024, malgré nos contraintes budgétaires actuelles. Car s’ils se découragent et ne ressèment plus, alors là ce sera vraiment le pompon !
Mais aussi à moyen terme à accompagner efficacement la transformation de notre élevage vers une production de qualité. On ne devrait à terme élever en France que les animaux qu’on peut nourrir avec des végétaux français, majoritairement sous signe de qualité, et vendus plus chers….
Merci Bruno pour ce regard documenté sur un sujet dont la complexité n’échappe à personne … sauf aux médias et aux politiques qui aiment faire du buzz facile ou jeter de l’huile sur le feu.
Le bilan sur le CETA m’a paru particulièrement intéressant.
Il n’en reste pas moins vrai aussi que nos opinions s’appuient aussi (d’abord ?) sur des instincts et des connaissances du quotidien et que les organisations du monde agricole sont loin de faire dans la pédagogie et la réflexion, voire l’éducation populaire, sauf la Confédération Paysanne, qui est un peu seule et manque de relais.
Il est vrai que l’acceptation des lobbies à Bruxelles par l’Union Européenne n’a pas que des bons côtés, ni le mantra de la « libre concurrence » des marchés.
Le « Bien Commun Universel » mériterait d’être un critère essentiel, même s’il n’est pas simple à définir. Pour l’instant on le confond trop avec les intérêts privés ou les Etats nationaux. L’agriculture et l’alimentation méritent mieux. Sur toute la planète.
Mais comment y arriver si on commencepar « refuser l’Autre » en fermant les frontières ?
Merci Gildas pour ces réflexions pertinentes. Les questions restent ouvertes ! Et la surenchère actuelle de la coordination rurale me parait assez liée au fait que le Rassemblement national s’apprête à lâcher le gouvernement Barnier, et que ça l’arrange actuellement de mettre en difficulté le ministre de l’Intérieur et de créer du désordre dans le pays… Alors que la FNSEA, qui est actuellement dirigée par un industriel de l’agroalimentaire, est nettement plus sensible à l’intérêt du commerce international…